Alan MacEachen aurait eu 100 ans en 2021. Cet homme politique a connu plusieurs surnoms. Celui de « sphinx celtique » résume deux traits marquants de sa personnalité : sa discrétion légendaire et son attachement charnel à ses racines écossaises. Député pendant 27 ans (il a remporté pas moins de 10 élections), sénateur pendant 12, il a laissé son empreinte non seulement dans son Cap-Breton chéri, mais dans le paysage politique et social du pays.
Fier fils du Cap-Breton
Né en 1921 dans la petite ville d’Inverness, sur l’ile du Cap-Breton, Allan MacEachen était le fils d’un mineur de charbon. La vie était dure dans ce secteur des Maritimes. Les problèmes sociaux, MacEachen ne les a pas appris d’abord dans les livres, mais dans sa propre famille (le couple MacEachen a perdu trois enfants en bas âge) et dans son milieu. Pendant ses études à l’Université St. Francis Xavier, il a été marqué par le père Moses Coady et son mouvement d’Antigonish. Cette école de pensée catholique sociale visait à outiller les gens modestes dans un esprit de solidarité, en favorisant le coopératisme, le syndicalisme et l’éducation des adultes. MacEachen est demeuré pratiquant toute sa vie. Il gardait sa foi dans le domaine du privé, mais ses valeurs religieuses inspiraient son parcours. Au soir de sa vie, il en témoignait avec un sourire en coin :
« Les valeurs morales, souvent implicites, font partie des considérations complexes qui entrent dans l’élaboration des lois. Durant ma carrière parlementaire (peut-être parce que je suis imbu d’arrogance libérale!), j’ai souvent cru “bâtir le royaume” en appuyant des lois dotées de solides valeurs morales, des valeurs chrétiennes. »
Son futur collègue Barney Danson, dans ses mémoires, évoquait MacEachen, « le seigneur du Cap-Breton et son banquier de premier recours », ainsi que son engagement : « Je dois dire que le trésor public était toujours en danger quand il avait un projet qui avantagerait la Nouvelle-Écosse; à coup sûr, toute opposition était pulvérisée si le bénéficiaire en était l’ile du Cap-Breton ». Autant MacEachen souhaitait transformer le sort de sa communauté, autant il demeurait attaché aux traditions de sa petite patrie et de son Écosse ancestrale. Portant souvent le kilt de son clan, il parlait couramment le gaélique et était fin connaisseur de whisky single malt.
Des bourses lui ont permis de poursuivre ses études aux universités de Toronto et de Chicago, puis au Massachusetts Institute of Technology. MacEachen est devenu professeur d’économie à son alma mater, St. Francis Xavier, mais l’action concrète l’attirait, comme il l’a confirmé après sa retraite : « Le désir de mettre du pain sur la table, au sens le plus large de l’expression, fut la raison principale m’amenant à quitter un poste universitaire pour entrer en politique. »
Candidat sous la bannière du Parti libéral dans la circonscription d’Inverness-Richmond, il a accédé à la Chambre des communes en 1953, pendant le mandat du premier ministre Louis Saint-Laurent, puis a été réélu en 1957. Défait en 1958, il est resté au cœur de la vie politique comme conseiller du chef de l’opposition, Lester B. Pearson. Jouissant de l’affection presque paternelle de Pearson, il a contribué à moderniser le programme libéral et à l’orienter vers un certain progressisme en harmonie avec les années 1960 naissantes.
Ministre sous Pearson
De retour au Parlement en 1962, ministre l’année suivante, Allan MacEachen a pu déployer son énergie et son réformisme. Chargé du ministère du Travail, il a fait adopter le Code canadien du travail, qui a rassemblé et modernisé des lois éparses s’appliquant aux secteurs sous juridiction fédérale, comme les banques et les transports. Ce code contenait le premier salaire minimum fédéral, fixé à 1,25 $ de l’heure : autres temps, autres mœurs!
En 1966, à la barre du ministère de la Santé nationale, il a piloté ce qui, aux yeux de nombreuses personnes, constitue un fleuron de l’identité canadienne : la Loi sur les soins médicaux. Cette loi a permis la gratuité des consultations médicales hors des hôpitaux, grâce à un partage des couts avec les provinces. Le ministre a dû batailler ferme, à l’intérieur même du caucus libéral, pour cette réforme chère à ses yeux. C’est dans ce même esprit de solidarité sociale qu’Allan MacEachen a créé le Supplément de revenu garanti, destiné aux personnes âgées moins nanties, qui demeure un pilier du système canadien de pensions.
C’est au son des cornemuses, bien sûr, qu’il a fait son entrée au Centre civique d’Ottawa en 1968, lorsqu’il s’est présenté à la direction du Parti libéral après la démission de Pearson. Il a essuyé la défaite. Le nouveau chef, Pierre Elliott Trudeau, a cependant trouvé en lui un lieutenant hors pair.
L’as du Parlement
Sous les années Trudeau, c’est surtout comme maitre redoutable, et redouté, de la procédure parlementaire que MacEachen s’est illustré. Le premier ministre lui vouait une confiance totale. Il en a fait son bras droit, au sens figuré comme au sens propre : les deux hommes partageaient la même banquette aux Communes et MacEachen prenait place à sa droite au Conseil des ministres. Trudeau appréciait sa loyauté, sa maitrise du jeu politique et sa discrétion qui contrastait avec la pétulance et la verbomotricité de tant de parlementaires. Les historiens Jack Granatstein et Robert Bothwell parlent de son « exaspérant caractère indéchiffrable », car MacEachen savait cacher son jeu. La vie privée de ce célibataire était une chasse gardée, il ne fallait pas compter sur lui pour glisser des secrets à la presse, et même ses opinions demeuraient mystérieuses pour ses collègues, jusqu’à ce que, rarement, mais avec une efficacité calculée, il ait pris une position tranchée qui galvanisait le caucus et le conseil des ministres.
Allan MacEachen a démontré ses compétences à titre de leader du gouvernement en Chambre, un poste exigeant occupé trois fois, pour un total de sept ans, un record au Canada. Être leader implique de tout savoir, de tout prévoir. De 1972 à 1974, c’est littéralement MacEachen qui a maintenu en vie le gouvernement Trudeau, alors minoritaire, grâce à des tractations habiles avec le Nouveau parti démocratique.
Il a reçu le poste de secrétaire d’État aux Affaires extérieures en 1974, un portefeuille de rêve pour lui qui souhaitait promouvoir des dossiers comme le dialogue Nord-Sud et la recherche d’une certaine « troisième voie » en cette époque de guerre froide. Son bonheur n’a duré que deux ans. En 1976, assailli de tracas, le premier ministre Trudeau a rappelé MacEachen à ses côtés comme leader en Chambre. Il a été nommé vice-premier ministre en 1977, le premier titulaire du poste.
Peu après la victoire minoritaire du Parti progressiste-conservateur dirigé par Joe Clark en mai 1979, Trudeau annonçait sa démission. MacEachen a rempli la fonction de leader de l’opposition. Il a démontré à nouveau ses dons de magicien parlementaire par un triple exploit : en décembre de cette même année, il a orchestré le mouvement renversant le gouvernement Clark, il a ensuite convaincu Pierre Elliott Trudeau de sortir de sa retraite et de réintégrer la chefferie libérale, et, enfin, il a joué un rôle clé dans la campagne de février 1980 reconduisant les libéraux au pouvoir pour former un gouvernement majoritaire.
Allan MacEachen a hérité du portefeuille des Finances en reconnaissance de ses exploits. Un cadeau prestigieux, mais empoisonné. En effet, le pays était en récession, les taux d’intérêt, l’inflation et le chômage montaient en flèche, et le déficit atteignait des proportions inégalées. Une tempête parfaite! Le réformisme social de MacEachen s’arrimait mal aux dures conditions économiques. C’est avec soulagement, en 1982, qu’il a obtenu de retrouver son ancien poste aux Affaires extérieures.
La dernière bataille
C’est à titre de sénateur, nommé à la Chambre haute en 1984, qu’Allan MacEachen a connu sa dernière heure de gloire. Siégeant désormais dans l’opposition après la prise du pouvoir par Brian Mulroney et le Parti progressiste-conservateur, il s’est battu bec et ongles contre le projet de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. À la réélection de Mulroney, en 1988, il a dû baisser les bras, mais est reparti à l’offensive contre l’adoption de la taxe sur les produits et services. Pendant des mois, fort d’une majorité libérale au Sénat, MacEachen a tenu le gouvernement à sa merci. Il multipliait les délais, les objections et les blocages. Ainsi empêché de procéder, le gouvernement Mulroney a dû recourir à une clause spéciale de la Constitution, jamais employée depuis 1867, en nommant d’un coup huit nouveaux sénateurs favorables à sa cause, pour faire adopter – enfin – cette taxe controversée.
MacEachen a quitté le Sénat en 1996. Il s’est éteint à 96 ans, le 12 septembre 2017, à Antigonish, et a été inhumé à Inverness, sa ville natale. À sa demande, le vieux chant écossais Mo Dhachidh (Mon foyer) a résonné lors de ses obsèques :
« Mon choix élève mon âme;
Mes pas me guideront vers ma petite maison adorée
Quand j’aurai fini ma tâche au crépuscule. »