Paul Martin a été premier ministre du Canada pendant une brève période, de décembre 2003 à février 2006, mais il a laissé une forte empreinte dans l’histoire politique et économique du pays.
Né en 1938 à Windsor, en Ontario, on l’a longtemps vu comme le fils de… « l’autre » Paul Martin, un acteur incontournable en politique. Paul Martin père (1903-1992) a été député pendant 35 ans pour le Parti libéral du Canada avant d’être nommé sénateur puis haut-commissaire – c’est-à-dire ambassadeur – à Londres. Ministre de premier plan, il a tenté trois fois de devenir chef de son parti.
« Notre » Paul Martin a donc dû se démarquer d’un père omniprésent. Cela explique sans doute son orientation tardive vers la politique. Après des études en droit, il s’est tourné vers les affaires et s’est joint au conglomérat Power Corporation en 1966. Une des branches de l’entreprise le fascinait : la société de navigation Canada Steamship Lines, dont les racines remontaient au XIXe siècle. Il en est devenu le président en 1973, puis en a fait l’acquisition en 1981, à 43 ans. En apparence, le destin de Paul Martin était tout tracé : se vouer au transport maritime et faire fructifier sa compagnie.
Après les affaires : la politique
Mais la fièvre politique a fini par l’emporter sur le gout des affaires. Il s’est lancé dans l’arène aux élections fédérales de 1988. Élu député libéral de LaSalle-Émard – une circonscription de Montréal – à la Chambre des communes, il a d’abord siégé dans l’opposition, en face du gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney.
Dès 1990, après le départ de son chef, John Turner, Paul Martin a décidé de briguer sa succession malgré sa toute jeune expérience partisane. Ses adversaires principaux étaient Jean Chrétien, figure clé de la scène politique depuis le début des années 1960, et la députée Sheila Copps, connue pour sa fougue. Résultat : une honorable mais distante deuxième place, avec 25 % des voix. Martin est alors devenu un loyal second de Chrétien, d’abord dans l’opposition, puis au pouvoir, une position inconfortable pour les deux hommes. « Les relations que Jean Chrétien et moi avons entretenues ont parcouru toute la gamme de sentiments allant de tièdes à inexistants », dira-t-il. Bon gré mal gré, ces relations ont tenu jusqu’au début des années 2000.
Redressement des finances publiques
Après les élections fédérales de 1993, remportées par les libéraux, Jean Chrétien a nommé son ancien rival ministre des Finances. Paul Martin a occupé ce poste pendant près de 10 ans, soit le plus long mandat depuis la Première Guerre mondiale. Cette durée lui a permis d’imprimer sa marque sur l’économie canadienne.
À son entrée en fonction, le budget de l’État accusait un déficit inquiétant. Les paiements d’intérêts sur la dette accaparaient plus du tiers du budget fédéral! À l’automne 1994, le nouveau ministre a publié deux documents programmatiques, le Livre gris et le Livre mauve, qui détaillaient ses ambitions pour l’avenir. Il fallait agir. À titre d’exemple, en janvier 1995, le Wall Street Journal comparait notre dollar à un « péso du Nord » et parlait du Canada comme d’un « membre honoraire du tiers-monde ». Le mois suivant, l’agence de notation Moody’s plaçait le gouvernement canadien « sous surveillance » en raison du ratio élevé de sa dette par rapport au produit intérieur brut. Martin devait éradiquer le déficit « contre vents et marées », selon ses propres mots. L’expression est demeurée dans la mémoire au point que – signe de ses convictions – Martin l’a employée comme titre de son autobiographie. Il s’exprimait sans mettre de gants blancs : « Nous sommes endettés par-dessus la tête. Ça ne peut plus durer. »
Son budget du 27 février 1995 proposait une réponse radicale. Le ton de Paul Martin était sans appel : « Notre philosophie est simple : s’il n’est pas nécessaire que le gouvernement fasse quelque chose, il ne devrait pas le faire. Et à l’avenir, il ne le fera pas ».
Ses actes ont accompagné ses paroles. Les crédits des ministères ont été coupés de près de 20 %, à raison de 25 milliards de dollars sur trois ans, soit 45 milliards en dollars actuels. Bases militaires, versements d’assurance-emploi, aide internationale, subventions aux entreprises… aucun poste budgétaire n’y a échappé. Quarante-cinq-mille fonctionnaires ont perdu leur emploi au cours de ces trois années. Le gouvernement s’est départi de ses actions dans Petro-Canada et a privatisé les chemins de fer du Canadien National. Et les transferts aux provinces ont été amputés d’un quart entre 1995 et 1998.
Le choc a été brutal. De tels efforts soutenus ont évidemment suscité du mécontentement. Les provinces ont protesté devant la diminution de leurs transferts, qui les contraignaient à faire des choix difficiles : réduire les services à la population, transmettre des responsabilités aux municipalités ou assumer elles-mêmes les dépenses, quitte à miner leurs propres finances. Les groupes en faveur de causes sociales ou environnementales ont déploré de voir des groupes déjà fragiles recevoir encore moins de soutien gouvernemental. Les malaises se sont exprimés jusqu’au sein du gouvernement et du Parti libéral. Si le premier ministre Chrétien a généralement fini par soutenir son ministre, ses propres sensibilités sociales ont été mises à l’épreuve. D’autres collègues de tendance progressiste, comme la ministre Sheila Copps, ont résisté parfois ouvertement : dans leur esprit, leur parti s’éloignait de la tradition centriste et humaniste illustrée par Lester B. Pearson et Pierre Elliott Trudeau dans les années 1960 à 1980.
Martin a tenu bon, cependant, et dès 1998, le budget canadien était équilibré – pour la première fois en trois décennies – et il l’est resté les années suivantes, ce qui a lancé un « cercle vertueux » : baisse du taux d’intérêt créditeur, disponibilité de fonds pour de nouveaux programmes (comme l’Allocation canadienne pour enfants), baisse des impôts, croissance économique, baisse du chômage, début du remboursement de la dette accumulée.
Enfin premier ministre
En 2003, l’annonce de la démission de Jean Chrétien a ouvert la porte à une course à la direction. Paul Martin l’a emportée haut la main, avec 93 % du vote des congressistes, témoignage de son influence politique, intellectuelle, personnelle, conquise au Parti libéral depuis son entrée en politique active 15 ans plus tôt. L’horizon s’annonçait radieux pour celui qui a été assermenté premier ministre le 12 décembre 2003.
Des obstacles imprévus sont toutefois venus freiner les élans de Paul Martin. Les années de rivalité entre lui et Jean Chrétien avaient laissé des blessures lentes à cicatriser dans l’équipe libérale. De plus, débordant d’idées et de projets, Martin ne savait pas toujours les prioriser ni les communiquer clairement à la population. Sa croyance sincère en de vastes consultations lui a valu le sobriquet de « M. l’indécis » de la part du magazine The Economist.
Au-delà des erreurs de parcours et des déceptions, une réalisation a cependant réjoui le premier ministre Martin : l’accord de Kelowna.
Cet accord, conclu en novembre 2005, après 18 mois de discussions entre le gouvernement fédéral, les provinces et des associations autochtones, indiquait une voie à suivre pour le relèvement socioéconomique de la population autochtone du Canada. Aux cérémonies d’ouverture, en novembre 2005, le premier ministre a reçu de la Fédération métisse du Manitoba, en témoignage de confiance, un superbe blouson en peau de daim avec franges et perlage. Les artisanes Jenny Meyer et sa fille Jennine Krauchi, de Winnipeg, l’avaient confectionné avec soin. Le Musée canadien de l’histoire est honoré que Paul Martin le lui ait ensuite confié pour préservation au sein de la collection nationale.
Paul Martin et nos Musées
Un lien particulier unit Paul Martin à notre institution, particulièrement au Musée canadien de la guerre. Le premier ministre a été l’invité d’honneur des cérémonies d’inauguration du nouveau Musée, le 8 mai 2005. Ses paroles, qui ont touché l’assistance, témoignaient de l’ambition du Musée : « Dans cet édifice remarquable, nous traversons en pensée les siècles et le monde. C’est l’odyssée du Canada – remplie de dangers et de défis, de sacrifices et de peines, de triomphes et de tragédies. À l’intérieur de ces murs semblables à des tranchées, qui sont familiers et singulièrement réconfortants, le temps est suspendu. Nous pénétrons, l’espace d’un instant, l’esprit de ceux qui ont vécu la guerre. »
Un imprévu : les commandites
Malgré un bilan honorable de réussites et de projets, les 26 mois au pouvoir de Paul Martin ont été assombris par une affaire qui ne le concernait pas directement : le scandale des commandites.
En effet, après le référendum québécois de 1995 sur la souveraineté, le gouvernement canadien avait créé un programme d’envergure visant à stimuler l’attachement de la population québécoise pour le fédéralisme. L’initiative a toutefois été marquée par de graves irrégularités, exposées au grand jour, par une malheureuse coïncidence, peu après l’entrée en fonction du premier ministre Martin. À l’époque où il était ministre des Finances, Martin n’avait joué aucun rôle dans le programme et ignorait tout de ses errements, comme l’ont confirmé les enquêtes subséquentes. Dans l’esprit du public, cependant, le rapport accablant de la Vérificatrice générale en 2004, suivi de celui de la Commission Gomery, en 2005 – commandé par Paul Martin pour faire la lumière sur cette question –, ne pouvait que nuire à l’image du Parti libéral, et donc à celle de son nouveau chef.
Plombé par ce dossier, Martin est parvenu à remporter un mandat minoritaire aux élections de juin 2004, mais il a subi une mince défaite au scrutin du 23 janvier 2006 aux mains du Parti conservateur, alors dirigé par Stephen Harper. Le soir même, devant une foule partisane de LaSalle-Émard qui venait de le réélire pour un sixième mandat consécutif, il a tiré sa révérence comme chef du parti. Depuis son départ de la scène politique, Paul Martin a consacré son énergie à deux causes qui lui ont toujours été chères : le développement économique de l’Afrique et l’amélioration du sort économique, politique et éducatif des populations autochtones du Canada.
Xavier Gélinas est conservateur en histoire politique au Musée canadien de l’histoire depuis 2002. Son travail consiste à enrichir et à documenter les collections d’artéfacts et de documents dans ce domaine, de même qu’à faire connaitre l’histoire politique du pays au moyen d’expositions, de publications et d’autres activités.