Balados
Artéfactualité avec Kim Thúy
Bienvenue à Artéfactualité, une nouvelle série de balados qui imagine le musée du futur… constitué exclusivement des histoires que nous nous racontons. Pas l’histoire qui est racontée dans les livres, mais plutôt celle racontée par les gens qui l’ont vécue.
Guidé par Kim Thúy, autrice prolifique et animatrice de la série, le public à l’écoute découvrira de remarquables récits racontés par des personnalités canadiennes et autochtones, notamment une chanteuse populaire, des athlètes, des Ainés, une réfugiée devenue experte des questions relatives aux personnes réfugiées et migrantes et un designer industriel de renommée mondiale.
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Saison 1
Mitsou, la Muse de Montréal
Dans cet épisode, nous nous entretenons avec Mitsou à propos de ses premiers costumes ainsi que des hauts et des bas de sa carrière musicale. Le statut de chanteuse pop de grande renommée est peut-être ce qui a marqué les débuts de sa carrière, mais l’avenir lui réservait de nombreux autres accomplissements.
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Briser la glace
La Ligue nationale de hockey a été dominée par les hommes blancs jusqu’en 1958, date à laquelle le premier joueur noir est entré dans l’histoire en rejoignant les Bruins de Boston. Écoutez deux personnalités invitées parler de hockey et des barrières raciales d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que des raisons pour lesquelles il faut en faire davantage pour que ce sport soit accessible à toutes les personnes qui veulent le pratiquer.
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Nous avons toujours été là
Pour les communautés de Pieds-Noirs du sud de l’Alberta et du Montana, il n’y a aucun doute : leurs histoires, leurs chants et leurs cérémonies montrent qu’elles ont toujours été là. Écoutez une discussion entre l’archéologue Gabriel Yanicki et des Ainés Pieds-Noirs.
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Cœurs en liberté
Entre 1975 et 1985, de nombreuses personnes de l’Asie du Sud-Est sont arrivées au Canada dans le cadre de ce qui a été la plus importante réinstallation de communautés réfugiées au Canada depuis la Seconde Guerre mondiale. Apprenez-en plus sur deux récits personnels : celui de Stephanie Stobbe, la conservatrice de l’exposition Cœurs en liberté, et celui de Kim Thúy, l’animatrice du balado.
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Le prince du plastique
Pourquoi les objets que nous utilisons tous les jours ne pourraient-ils pas être beaux, uniques et utiles? C’est la question qui anime Karim Rashid, un désigneur industriel connu pour ses créations abordables.
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Transcription de l’épisode
Transcription de l’épisode
Kim Thúy [00:00:01] Bienvenue à Artéfactualité… une nouvelle série de balados du Musée canadien de l’histoire, qui imagine ce que l’on pourrait trouver dans un musée du futur. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice pour cette série.
[00:00:17] Je suis écrivaine, passionnée par la narration et l’histoire. Pas seulement celle que l’on trouve dans les manuels scolaires, mais aussi celles racontées par les gens qui les ont vécues… et c’est ce dont il est question dans ce balado.
[00:00:32] Découvrez les joueurs de hockey noirs qui ont laissé leur empreinte sur la glace bien avant l’existence de la LNH.
Percy Paris [00:00:40] Les personnes comme nous qui ont des origines africaines, cherchent des héroïnes et des héros qui leur ressemblent.
Kim Thúy [00:00:48] Apprenez-en plus sur ce qui a inspiré l’un des plus célèbres designers industriels du monde à ajouter une touche humaine à toutes ses créations.
Karim Rashid [00:00:58] J’ai aimé la matière plastique et les choses douces. Et sans même savoir d’où ça venait, elles étaient très humaines à mes yeux.
Kim Thúy [00:01:07] Explorerez aussi comment l’archéologie et les récits autochtones peuvent s’associer pour une meilleure compréhension du passé.
Kent Ayoungman [00:01:15] Certains les racontent d’une façon, et puis une autre personne va les raconter différemment. Il se peut qu’il manque des éléments de part et d’autre. Mais quand vous les rassemblez, c’est la même histoire.
Kim Thúy [00:01:27] Et écoutez une entrevue avec la vedette de la pop Mitsou. Elle parle de son rôle d’interprète féminine révolutionnaire à une époque où l’industrie musicale ne savait pas quoi faire d’une femme comme elle.
Mitsou Gélinas [00:01:40] Pour moi, c’était important d’afficher mon ambition. Et ça, pas que pour moi, pour tout le monde.
Kim Thúy [00:01:47] Des gens fascinants et leurs histoires sur Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Téléchargez et abonnez-vous sur votre plateforme de balados préférée
Transcription de l’épisode
Kim Thúy [00:00:02] Imaginez un musée du futur… Entièrement constitué des histoires que nous nous racontons. Pas les histoires que nous trouvons dans les manuels scolaires, mais celles racontées par les gens qui les ont vécues… Quelles histoires souhaiteriez-vous préserver? Lesquelles selon vous résisteront au temps? Et lesquelles ont une incidence sur la façon de vivre notre vie, aujourd’hui et à l’avenir?
[00:00:31] Bienvenue à Artéfactualité, une série de balados présentant des histoires remarquable généreusement partagés avec le Musée canadien de l’histoire. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice.
[00:00:46] Cet épisode d’Artéfactualité s’intitule… Mitsou, la muse de Montréal.
Mitsou Gélinas [00:00:55] Pour moi, c’était important d’afficher mon ambition, justement. Et ça, pas que pour moi. Pour tout le monde.
[CHANSON : BYE BYE, MON COWBOY]
Kim Thúy [00:01:05] La chanteuse québécoise Mitsou Gélinas n’avait que 17 ans quand sa chanson Bye bye, mon cowboy a pris d’assaut les ondes, en 1988. C’est rare qu’une chanson francophone soit en tête des palmarès au Canada anglais. Mais c’était une concoction pop parfaite, dans l’ère de Madonna.
Mitsou Gélinas [00:01:46] C’était impensable à l’époque. Juste le fait d’avoir pu vendre des disques dans le Canada anglais.
Kim Thúy [00:01:54] Quelque chose dans sa chanson dépassait le langage.
Mitsou Gélinas [00:01:58] Il y avait quelque chose qui était raw, qui était simple, qui était rock, qui chantait à capella, à la limite. Puis, en même temps, il y avait les mots bye bye. Il y avait cowboy. Il y avait mon look, il y avait mon énergie aussi. Donc, c’est un mix de tout ça. Je pense que les gens pouvaient quand même se reconnaitre.
Kim Thúy [00:02:20] Dans la vidéo pour Bye bye, mon cowboy, Mitsou portait de courtes tresses blondes, un chapeau boléro et une minijupe – une très petite minijupe. C’était ludique et provocateur, et la vidéo a marqué notre mémoire culturelle pop. Mitsou portait aussi l’un de ses nombreux costumes emblématiques, qui font maintenant partie de la collection du Musée canadien de l’histoire. Ces costumes ne font pas que préserver et fixer un moment dans l’histoire de la musique pop. Ils racontent aussi ce que c’est d’être une jeune femme dans les yeux du public, à cette époque, et comment une fille de Montréal est devenue une grande vedette mondiale… en créant un look qu’elle a trouvé dans son propre placard.
Mitsou Gélinas [00:03:12] Je savais que j’avais envie de défoncer des portes et pour ça, il fallait que je me fasse remarquer. Bye bye, mon cowboy a été créé dans ma garde-robe. J’avais des minijupes, of course, des petits soutiens-gorge bustier, un boléro. Je suis allée chercher les bottes des années 60 de ma mère qu’elle avait gardées. Puis le seul investissement que j’ai fait, c’est le chapeau de chez Henri Henri qui coutait environ 120$, je te dirais, mais qui était un bon investissement. Je pense que le meilleur investissement.
Kim Thúy [00:03:54] Les ados ne peuvent pas toujours entrer dans leur garde-robe et trouver un personnage de musique pop parfaitement formé; ça n’arrive pas à tout le monde. Mais d’avoir grandi dans un environnement théâtral et de libre-pensée – avec une histoire de performance dans la famille – a grandement aidé Mitsou Gélinas.
Mitsou Gélinas [00:04:16] Mon grand-père est Gratien Gélinas, qui est un peu le père du théâtre québécois. Il a fait sept enfants, dont mon papa, Alain Gélinas. Et puis Alain était… Moi, je suis née le 1ᵉʳ septembre 1970. Donc j’étais une fille de hippies. Et puis mon père avait décidé d’apprendre – il jouait à l’époque de la flute à bec, de la flute traversière. Et puis du violon. Et puis moi, j’ai toujours voulu être comme mon père. Je l’adorais, donc j’ai commencé à apprendre le violon à l’âge de quatre ans. Jusqu’à l’âge de six ans environ. Et puis après, ça a été un petit peu plus le piano, puis différents…. différents instruments qu’on apprend à l’école tout simplement. Mais donc, ça a commencé avec le violon.
Kim Thúy [00:05:07] Mais bien avant qu’elle ait lancé sa carrière musicale, Mitsou était comédienne.
Mitsou Gélinas [00:05:13] À partir de l’âge de cinq ans, j’ai commencé à faire de la télévision dans des publicités. Par la suite, des téléséries avec Terre humaine, puis différentes émissions. Et puis j’aimais bien être comédienne, mais je ressentais que ça serait plus facile pour moi de m’exprimer, puis d’être maitre de mon art si j’étais chanteuse. Parce que quand tu es comédien, tu es toujours à la merci d’un réalisateur, de la vision de quelqu’un d’autre, évidemment, d’un auteur, d’un scénariste, tandis que j’étais une personne extrêmement créative. J’avais envie plus d’être David Bowie que d’être… t’sais, d’être donc une chanteuse qui pouvait jouer à l’occasion. Donc c’était vraiment mon role model à l’époque.
Kim Thúy [00:06:04] Alors elle a décidé de poursuivre la musique. Même à l’adolescence, Mitsou avait une très forte idée de ce qu’elle était et de ce qu’elle voulait dire.
Mitsou Gélinas [00:06:15] Il faut dire qu’à 15 ans, j’arrivais au secondaire habillée en Marilyn Monroe, là t’sais. J’étais un petit peu, un petit peu wacko, un petit peu… écoute j’étais très très… j’étais le genre de fille qui allait gagner les trophées de la fille la plus excentrique de l’école.
Kim Thúy [00:06:31] Et elle n’a pas dû chercher trop loin pour trouver l’inspiration pour son look classique.
Mitsou Gélinas [00:06:39] Je me suis fait faire cette robe-là qui était complètement… qui… que je ne sais pas si on peut encore qualifier de robe puisqu’elle était très courte, mais c’est quelque chose que j’avais dessiné avec mon ami Andy Thê-Anh, parce que je sortais de l’enfance aussi. J’étais moi-même en train de tester ma sexualité, puis de tester mon… mon… mon rapport avec les hommes aussi. À 17 ans, c’est ça, tu… you check your boundaries. Tu regardes tes limites. Et tu testes tes limites aussi. Je pense que c’est ce que j’ai fait, mais aux yeux de tout le monde, dans le fond.
Kim Thúy [00:07:17] Juste comme ça, elle a créé la tenue iconique sur la couverture d’El Mundo, l’album sur lequel se trouve la pièce Bye bye, mon cowboy. Sa minijupe rouge est ourlée d’un ruban jaune et les manches sont en satin violet trois-quarts. Le corsage comporte des grappes de fruits colorés… et le look est complété par un cygne perché sur sa tête.
Mitsou Gélinas [00:07:49] Je pense qu’à chacune de mes chansons, il y avait un personnage qui a été inventé. Donc oui, avec quelque chose de tongue-in-cheek, un petit peu. Comme un clin d’œil. El Mundo, c’était ça. C’était comme une fille qui faisait le tour du monde un petit peu, t’sais. Ou de différents univers. Donc c’est un monde qui était très fantaisiste et où il y avait beaucoup de place pour l’humour aussi.
Kim Thúy [00:08:15] L’album El Mundo, contenant son simple inoubliable, a été un énorme succès…
Mitsou Gélinas [00:08:23] En trois semaines, Bye bye, mon cowboy était… si je me trompe pas numéro un à MusiquePlus, ça n’a pas été très long. Puis était dans le palmarès des radios partout à travers le Québec.
Kim Thúy [00:08:34] …pas seulement en Québec ou à travers le Canada, mais dans le monde entier.
Mitsou Gélinas [00:08:39] Donc, j’ai eu la chance de pouvoir traverser le Canada au complet des dizaines de fois puis, et j’en suis humblement reconnaissante.
Kim Thúy [00:08:49] Comme sa tenue, la vidéo emblématique de Bye bye, mon cowboy a été réalisée à moindre cout et avec ingéniosité. C’était filmé avec une caméra Super 8, inspirée par la chanson How Soon Is Now du groupe britannique The Smiths.
Mitsou Gélinas [00:09:07] Ça, c’était plus vraiment une cocréation avec Pierre Gendron qui était mon gérant. Il avait loué des gros ballons qu’on avait soufflés à l’hélium et puis sur lesquels on projetait des images de cowboy westerns. Ça avait commencé comme ça. Le vidéo a été créé avec 1 800 $.
Kim Thúy [00:09:32] Pourquoi la chanson Bye bye, mon cowboy a-t-elle rencontré un tel succès? Mitsou a quelques théories.
Mitsou Gélinas [00:09:41] Moi, j’étais une des seules voix de ma génération à cette époque-là. Il y avait… bon c’était les Offenbach, Marjo, Richard Séguin. Donc un peu plus folk ou rock. Les premiers artistes qui ressemblaient au niveau sonore à ce que j’écoutais moi comme jeune adolescente, c’était Jean Leloup. Il y avait Paparazzi, un peu le groupe Madame. Mais sinon, tout ce qui est… tout ce qui était à la radio semblait d’une autre époque. Donc moi, c’était très, très, très important d’avoir un son très distinct qui faisait plus européen. Mais j’avais effectivement beaucoup d’ambition. Je pense que c’était aussi le début du Cirque du Soleil. C’était le début de Céline Dion, qui n’avait pas encore eu son succès interplanétaire, eh puis j’étais une des seules et une des premières à dire qu’elle voulait exporter le produit québécois. Pour moi, c’était important d’afficher mon ambition, justement. Et ça, pas que pour moi. Pour tout le monde.
Kim Thúy [00:10:59] Après le grand succès de Bye bye, mon cowboy, Mitsou a eu un autre succès et une autre chance de repousser les limites avec une vidéo. Et les costumes? Cette fois, il n’y en avait pas vraiment…
Mitsou Gélinas [00:11:18] C’est mon vidéo la plus classique dans le fond, Dis-moi, dis-moi, parce que ça n’a pas une époque, parce que tout le monde est nu justement.
[CHANSON : Dis-moi, dis-moi…]
Kim Thúy [00:11:40] La vidéo pour Dis-moi, dis-moi a atteint le numéro un sur MusiquePlus, au Québec, mais a été interdit par MuchMusic au Canada anglais, parce qu’il montrait des seins de femmes et des fesses d’hommes. Mitsou a défendu sa vidéo, l’appelant un musée du corps humain, et en disant que les hommes représentaient des statues grecques.
Mitsou Gélinas [00:12:26] Il y avait beaucoup de sensualité, mais ce n’est pas sexuel. Il n’y avait rien de graphique, jamais dans tout ça, t’sais. Donc je trouve ça passe le temps, le test du temps, très bien.
Kim Thúy [00:12:45] La polémique autour de Dis-moi, dis-moi n’a fait qu’aider sa carrière, lui donnant la chance de percer aux États-Unis. Elle a été signée par Hollywood Records, qui a dépensé un demi-million de dollars pour produire son prochain album. Son séjour à Los Angeles a été marqué par de grands hauts et de grands bas. Elle a travaillé avec des compositeurs qui ont écrit des succès pour David Bowie et Whitney Houston. Même RuPaul lui a donné une chanson. Mais, au moment de sortir l’album, le budget commercial de l’entreprise avait considérablement diminué. Il était plus économique d’abandonner l’album que de le sortir. Mitsou n’était pas encore prête à renoncer.
Mitsou Gélinas [00:13:41] Après ça, je revenais ici à Montréal. Il fallait avoir un hit parce que ça n’avait finalement pas fonctionné mon épopée aux États-Unis, je n’avais pas eu le succès dont j’avais espéré. Eh puis, ça faisait des années que mon gérant voulait faire Le Yaya. Puis, Comme j’ai toujours envie d’aimer. Puis, je refusais toujours, and I gave in. J’ai accepté cette fois-là. Eh puis, ce n’est pas mon album le plus réussi pour moi, parce que je commence à faire beaucoup trop de compromis.
Kim Thúy [00:14:13] Mitsou commençait aussi à remarquer quelque chose à propos de son public.
Mitsou Gélinas [00:14:18] J’aurais jamais imaginé, quand j’ai sorti à 17 ans mon premier album ou18 ans, mon premier album, qui aurait autant de jeunes enfants qui m’auraient aimé. Mais souvent, c’était des enfants de cinq, six, sept ans, qui étaient complètement en transe sur ma musique. Donc, moi, j’étais en choc parce que je sortais de l’adolescence, puis je voulais me démarquer en tant que jeune femme, que femme, si tu veux, pis c’était les enfants qui m’aimaient. Donc il y avait un clash extraordinaire. Souvent, on faisait des shows, des spectacles, puis il y avait pas nécessairement d’applaudissements comme on le voulait. Ou de « encore » parce que les enfants ne savaient pas c’était quoi ça, leur premier show. C’est comme… j’avais l’impression de faire les Ice Capades et pas un show pour les jeunes adultes qui étaient les gens de ma génération.
Kim Thúy [00:15:15] Mitsou est devenue quelque chose qu’elle ne s’attendait pas à devenir.
Mitsou Gélinas [00:15:20] Il y a eu à un moment donné où ça, c’est devenu faux. Où j’essayais de grandir avec les gens, mais d’évoluer. Puis j’arrivais pas. J’ai pas trouvé mes repères. J’étais comme prise entre Nathalie Simard, puis David Bowie. Puis il y avait comme pas d’issue, on dirait. Parce que moi, ce qui était important, c’était de me démarquer, c’était d’être underground. C’était d’être raw, c’était d’être… Puis en même temps, j’arrivais. Je devais m’assurer que ma carrière continue. Puis j’ai moins osé de la bonne manière. J’ai moins créé ce que j’aurais dû créer. J’aurais dû retourner à l’art, puis au core, au lieu d’essayer de plaire. Pour moi, ça a été le début de la fin.
Kim Thúy [00:16:13] Bien que sa carrière de chanteuse ralentissait, sa carrière musicale a continué. Elle a quitté son gérant et a créé un studio de musique qui s’appelait Dazmo, avec son mari, Iohann Martin, écrivant des chansons pour des publicités, des séries télévisées et des bandes sonores. Il lui restait aussi un autre projet qui lui tenait à cœur.
Mitsou Gélinas [00:16:44] Puis on s’est fait mon… mon album de rêve, mais il y avait tellement un clash entre ce que les gens connaissaient puis ce que je venais de sortir, où j’avais des influences comme Fluke, qui est justement Européen et beaucoup plus électro, si tu veux. Puis ça va vraiment, vraiment pas bien marcher. Mais pour moi, ça restera toujours mon meilleur album.
Kim Thúy [00:17:09] Elle et son mari ont lancé deux autres entreprises musicales. Elle est retournée à l’écran comme comédienne, devenant aussi rédactrice de magazine et animatrice de radio. Même lorsque des gens l’ont catégorisée comme un phénomène pop superficiel, Mitsou savait ce qu’elle faisait. Depuis le début de sa carrière, elle a repoussé les limites et défié la vieille idée qu’une femme ne pouvait pas être enjouée et prise au sérieux en même temps. Ses costumes sexys et astucieux ne sont pas seulement amusants à regarder et à se rappeler. Ils présentent une histoire de collaboration intime et de création, et ils représentent une carrière basée sur la résilience féminine et la réinvention constante.
CRÉDITS:
Kim Thúy Merci d’avoir écouté Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Je suis Kim Thúy.
Artéfactualité est produit par Makwa Creative, en collaboration avec Antica Productions. Tanya Talaga est la présidente de Makwa Creative; Jordan Huffman en est le chef de production. Stuart Coxe est président d’Antica Productions; Lisa Gabriele et Laura Regehr en sont les cheffes de production. Sophie Dummett est recherchiste pour Antica. Le mixage et la conception sonore ont été réalisés par Mitch Stuart.
Jenny Ellison et Robyn Jeffrey, du Musée canadien de l’histoire, sont les cheffes de production de ce balado.
L’entretien avec Mitsou Gélinas a été réalisé par Mika Posen, recherchiste, et Judith Klassen, conservatrice, Expression culturelle, du Musée canadien de l’histoire.
Daniel Neill, chercheur dans le domaine du sport et des loisirs, est le coordonnateur des balados du Musée.
Consultez le site museedelhistoire.ca pour découvrir les autres histoires, articles et expositions du Musée. Pour plus d’information sur les éléments liés à la musique populaire dans la collection du Musée, y compris les costumes de Mitsou, consultez les liens dans les notes du balado.
Transcription de l’épisode
Kim Thúy [00:00:02] Imaginez un musée du futur… Entièrement constitué des histoires que nous nous racontons. Pas les histoires que nous trouvons dans les manuels scolaires, mais celles racontées par les gens qui les ont vécues… Quelles histoires vous toucheraient le plus? Lesquelles selon vous résisteraient au temps? Et lesquelles ont une incidence sur la façon de vivre notre vie, aujourd’hui et à l’avenir?
[00:00:29] Bienvenue à Artéfactualité, une série de balados présentant de remarquables histoires recueillies par le Musée canadien de l’histoire. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice.
[00:00:46] Cet épisode d’Artéfactualité s’intitule… Briser la glace.
Percy Paris [00:00:55] Les personnes comme nous qui ont des origines africaines, cherchent des héroïnes et des héros qui leur ressemblent.
Kim Thúy [00:01:05] Les sons liés au hockey sont considérés par beaucoup comme le son du Canada lui-même. Les lames qui fendent la glace, les athlètes qui frappent les bandes, les cris de la foule…
[00:01:22] La LNH est souvent la première chose qui nous vient à l’esprit quand on parle de hockey. C’est une ligue qui a été dominée par des hommes blancs.
[00:01:36] Willie O’Ree, le premier joueur noir de la LNH, est entré dans l’histoire lorsqu’il a rejoint les Bruins de Boston. Mais c’est n’est arrivé qu’en 1958. Willie est issu d’une longue tradition de joueurs de hockey noirs dans l’Est du Canada, berceau de la Colored Hockey League of the Maritimes. Celle-ci a été créée en 1895, bien avant la LNH.
[00:02:08] À son apogée, la C-H-L-M comptait plus de 12 équipes réparties dans les provinces maritimes, ainsi que des centaines de joueurs! Les patinoires de hockey n’indiquaient peut-être pas explicitement « Joueurs blancs seulement », mais les joueurs noirs bénéficiaient rarement d’un temps de glace de qualité, ce qui écourtait la saison.
[00:02:32] Malgré tout, la ligue a eu sa propre lignée de joueurs étoiles. Henry « Braces » Franklyn, le gardien de but connu pour s’être jeté sur la glace pour arrêter une rondelle; Eddie Martin, considéré par de nombreuses personnes comme le pionnier du lancer frappé; Herbert W. Allison; Gus Adams, James E. Dixon… la liste est longue.
[00:02:58] Eh puis, il y a eu le légendaire Frank Cooke, qui a joué pour les Royals d’Amherst. Son histoire n’a jamais été racontée jusqu’à ce que sa petite-fille, Elizabeth Cooke Sumbu, commence à faire ses propres recherches. Elle est l’ancienne directrice générale de la CANSA, la Cumberland African Nova Scotian Association, et la fondatrice de COOKE SUMBU Consulting. Elizabeth a confié au musée les souvenirs de son grand père et raconter la vie des personnes noires en Nouvelle Écosse d’hier et d’aujourd’hui.
Elizabeth Cooke Sumbu [00:03:38] Je m’appelle Elizabeth Cooke Sumbu et je suis une afrodescendante de huitième génération de la Nouvelle-Écosse. Ma famille est arrivée ici en 1783 avec les autres esclaves. Et, de l’autre côté, ma famille est arrivée de l’Ile du Prince-Édouard, également avec des esclaves. Notre famille a donc une longue histoire, notamment en ce qui concerne son arrivée ici, et nous avons été en mesure d’en retracer une grande partie.
[00:04:12] Mon grand-père était, je pense, était très connu dans la communauté. Il aimait danser. Il aimait se déguiser pendant la guerre. Il a fait la Seconde Guerre mondiale. Il jouait de la batterie et nous avons des photos de lui devant son camion, jouant de la batterie dans l’armée ou faisant d’autres choses de ce genre, ainsi qu’une photo de lui que j’ai trouvée chez moi il y a des années. Quelqu’un l’avait rangée, mais nous l’avons retrouvée. Nous n’avons pas beaucoup de souvenirs de cette époque.
Kim Thúy [00:04:45] Même s’il était l’un des meilleurs joueurs de la Colored Hockey League, Frank Cooke était modeste. Elizabeth n’a appris les exploits de son grand-père sur la glace que très tardivement dans sa vie.
Elizabeth Cooke Sumbu [00:05:00] On savait qu’il avait joué, mais à quelle position ou à savoir s’il avait aimé ça ou non, on n’en savait rien. J’ai bien entendu des histoires sur le fait que mon grand-père était rapide sur ses patins, qu’il patinait très vite, qu’il aimait rire et faire des blagues. Mais, à part ça, je n’avais aucune connaissance de son niveau en patinage, de ses habitudes en matière de hockey ou même de ce qu’il pensait de ce sport. Quand j’ai appris l’existence de la Colored Hockey League, j’ai contacté mon frère qui a joué au hockey et il m’a dit que notre grand-père n’en avait jamais vraiment parlé.
Kim Thúy [00:05:41] Il est important de noter que les fondateurs de la Colored Hockey League n’étaient ni des athlètes ni même des joueurs. Des responsables d’églises baptistes noires et des intellectuels noirs ont créé la ligue pour inciter plus de garçons à assister à l’office du dimanche. La promesse d’un match de hockey après la cérémonie était irrésistible. La ligue est devenue si populaire qu’elle a rapidement fait des émules au sein des autres provinces maritimes.
Elizabeth Cooke Sumbu [00:06:17] La ligue n’était pas seulement pour la Nouvelle-Écosse. Il y avait aussi une ligue au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard. Et elles organisaient des tournois pour s’affronter. On a vu des coupures de journaux qui parlaient d’un match formidable et excitant dans un aréna de Moncton, par exemple, et de la façon dont les joueurs avaient amusé le public entre les périodes. Ils sortaient et jonglaient avec leur bâton, ils faisaient les clowns et un tas de choses pour divertir la foule. Ça faisait partie de l’expérience générale du hockey. Non seulement ils étaient noirs, mais c’était aussi des artistes.
[00:06:55] Quand on y pense aujourd’hui, ou quand j’y pense aujourd’hui, ils rentraient à la maison en disant qu’ils faisaient partie de la Colored Hockey League of the Maritimes. Mais c’était plus, en sous-entendu, du racisme à son paroxysme. Restez tranquilles dans votre coin, faites en sorte que ça se passe bien. Parce que, quand on regarde l’histoire de notre communauté, nos hockeyeurs jouaient dans les marais ou sur la colline, ou dans d’autres zones de la ville inondées pendant les mois d’hiver. Ce n’est qu’en 1903 que les Amherst Royals de la Colored Hockey League ont été autorisés à jouer sur une patinoire intérieure. Après les pratiques des joueurs blancs. Pouvez-vous imaginer?
Kim Thúy [00:07:42] C’était le genre de racisme auquel les personnes noires de la Nouvelle-Écosse étaient confrontées sur et en dehors de la glace.
Elizabeth Cooke Sumbu [00:07:52] Dans notre communauté en particulier, nous n’étions pas un cas isolé. Nous avions des endroits où nous pouvions aller et d’autres où nous ne pouvions pas aller. Vous n’alliez pas dans les restaurants à l’époque. Si vous alliez au cinéma, il y avait une section où vous deviez vous assoir. On avait notre propre église noire. Nos écoles n’étaient pas ségréguées, elles étaient mixtes. Il y avait certains endroits où on vous enterrait. On a ici, dans notre communauté, des cimetières où les personnes noires étaient toutes enterrées au fond du cimetière.
Kim Thúy [00:08:29] Les effets du racisme se font sentir aujourd’hui en Nouvelle-Écosse, où vit l’une des plus anciennes communautés noires du Canada.
Elizabeth Cooke Sumbu [00:08:41] Aujourd’hui, dans la communauté et dans la province dans laquelle nous vivons, un grand effort est fait pour changer les choses. Nous commençons à comprendre ce que le fait d’avoir conscience de ce traumatisme signifie dans notre société. Surtout quand on discute à des personnes noires, qu’on parle de ce fardeau que nous avons porté toutes ces années et de comment cela a eu une influence sur nos vies aujourd’hui, de comment nous vivons cela.
[00:09:07] J’ai grandi dans une maison où ma famille nous disait de rester tranquilles, de ne rien dire de grossier à l’homme blanc. Il a été bon pour toi… Et vous grandissez comme ça, en étant polie avec les gens, mais, quand vous arrivez à mon âge, vous y repensez et vous vous dites : « mais, c’était quoi, ça? » Bien évidemment, on doit apprendre à faire preuve de respect. Mais est-on obligé de jouer la carte de la race? Il y a donc encore beaucoup à faire. Notre communauté est assez divisée sur sa position.
[00:09:47] En ce qui concerne le racisme, elle veut parfois embrasser le nouveau mouvement Black Lives Matter et dénoncer les privilèges des Blancs, mais certaines personnes ne savent pas encore si elles sont prêtes à dire certains mots ou non. On a maintenant des leadeurs et leadeuses dans nos communautés noires, ce qui fait une vraie différence. Et ça n’a rien à voir avec la musique ou la danse. On a d’autres compétences. Nous avons des médecins, des avocates et des avocats, des dentistes… des gens issus de ces communautés qui ont su se distinguer.
[10:29:00] Mais le racisme est bien vivant en Nouvelle-Écosse. Nous nous sentons différentes et différents ici. Nous avons fait notre arrivée ici en tant que groupe singulier et à un moment particulier de l’histoire. Et nous avons dû nous battre pour tout ce que nous avons eu. Vous savez, les gens aiment dire, « c’est bon, oubliez ça. Maintenant, vous avez droit à l’éducation, à ceci, à cela. » On aimerait bien oublier ça, mais pas tant que vous ne reconnaitrez pas le passé et que vous ne l’accepterez pas. Personne ne dit que c’est votre faute et que vous devriez en porter le blâme. Mais ce sont les choses avec lesquelles nous nous battons dans nos communautés pour essayer d’aller de l’avant. Il y a donc quelques avancées et beaucoup d’entre nous travaillent très dur en première ligne.
Kim Thúy [00:11:34] À la fin des années 1930, la CHLM n’existait plus, pour de nombreuses raisons, dont l’impact de la dépression économique et de la Seconde Guerre mondiale. Frank Cooke, le grand-père d’Élizabeth est mort de tuberculose dans un hôpital pour vétérans en 1967. Une récidive d’une maladie qu’il avait attrapée lorsqu’il avait servi pendant la Première Guerre mondiale. Puis, il y a eu les années 70, lors desquelles une nouvelle génération de hockeyeurs noirs est arrivée sur la glace.
Percy Paris [00:12:14] Je me suis lancé dans ce sport parce que c’était une progression naturelle depuis ma naissance. Mon père était un athlète, il était donc naturel que ses enfants, du moins les garçons de la famille, suivent ses traces.
Kim Thúy [00:12:27] Voici Percy Paris, un Néoécossais noir de huitième génération et un éminent politicien et activiste. Il a fait partie de la première équipe entièrement noire du hockey universitaire canadien dans les années 70. À cette époque, la CHLM avait depuis longtemps été dissoute. Les enfants provenant de communautés noires jouaient toujours au hockey, mais sans aucune organisation. Pour Percy, l’amour du jeu a été suscité par son environnement ainsi que par la tradition familiale.
Percy Paris [00:13:08] Peu après avoir appris à marcher, notre père nous a fait jouer à la balle et patiner sur les étangs. L’étape suivante a donc été de chausser une paire de patins. C’était donc naturel pour nous, car nous avons eu l’habitude, très tôt dans notre vie, d’avoir un esprit compétitif, d’être athlétiques et de faire preuve d’engagement.
[00:13:30] Enfant, mon modèle était mon père; ça l’est toujours aujourd’hui. C’était un athlète doué à part entière. Et non seulement était-il un athlète doué, mais il était aussi un gentleman. Il maniait très bien la langue et c’était un grand orateur, très actif, politiquement, et très respecté au sein de la société. C’était donc mon modèle; je dirais même mon héros. Il s’est assuré que nous ayons toujours une bonne implication dans le sport et, à l’époque, c’était le hockey en hiver et le baseball en été. Même si le hockey était un sport couteux, l’un des avantages que j’avais était de ne pas être le plus vieux. J’ai donc toujours eu du matériel d’occasion transmis à travers les âges. Et j’avais aussi des amis qui étaient intéressés et ravis de transmettre leur équipement de hockey.
Kim Thúy [00:14:22] La longue tradition des échanges d’équipements et de patins de seconde main a permis à bien des gens de participer à un sport dont le cout pouvait parfois être prohibitif. Et, à l’époque, Percy et ses camarades trouvaient des moyens astucieux pour passer le plus de temps possible sur la glace.
Percy Paris [00:14:45] La meilleure chose qui pouvait m’arriver dans la vie, en ce qui concerne le hockey, c’était de devenir un rat de patinoire. Je suis donc devenu un rat de patinoire. Mon frère ainé était un rat de patinoire. Il y avait d’autres personnes dans le coin qui étaient des rats de patinoire. Cela signifiait que vous pouviez participer aux matchs pour rien. Que vous pouviez avoir du temps de glace gratuit, que vous pouviez vous en prendre aux autres rats de patinoire sur la glace. C’était important de pouvoir récupérer l’équipement que certains oubliaient ou laissaient sur place. Cela a ouvert une toute nouvelle voie pour beaucoup d’entre nous quand on a pu jouer au hockey dans les ligues mineures.
[00:15:23] Si quelqu’un jetait une paire de gants, les rats de patinoire avaient un casier dans lequel on mettait ces gants. C’était un casier communautaire. Donc, si une personne avait besoin d’une paire de gants pour un match de hockey, elle allait regarder dans le casier pour en chercher une paire. Mais on la remettait ensuite. C’était le casier de la communauté et il était à la disposition de tous les rats de patinoire. Et certains des anciens rats de patinoire utilisaient ce casier pour d’autres enfants, lorsqu’ils savaient qu’ils pourraient en avoir besoin.
[00:15:54] Il y avait un casier pour les patins. Les gens se débarrassaient de patins parce qu’ils étaient devenus trop petits pour leur enfant, qui avait besoin d’une pointure plus grande. Alors, au lieu de les jeter à la décharge ou à la poubelle, ils en faisaient don à ce groupe communautaire.
[00:16:09] Il y avait toujours un moyen de contourner les problèmes; on y arrivait toujours. Quand on regardait un match, si c’était un match des séniors, il y avait une féroce compétition. Si un joueur brisait son bâton, la compétition était de savoir qui aurait ce bâton en premier. Parce qu’on pouvait peut-être réparer ce bâton ou l’utiliser ailleurs. C’était à notre avantage.
[00:16:33] Mais je ne peux pas éliminer le fait que dans les années 50 et 60 on adorait jouer au hockey sur les étangs. Quand ils jouaient sur les étangs, les enfants étaient libres. Il y avait tous ces gamins et, parfois, il n’y avait qu’une rondelle. C’est là qu’on apprenait l’agilité et le maniement du bâton, et qu’on développait nos habiletés, quand tous ces gamins se battaient pour l’unique rondelle. On jouait à différents jeux. Et quand on était assez nombreux, on faisait deux équipes et on s’affrontait. Jouer au hockey sur les étangs a eu un impact majeur sur le développement du hockey chez les enfants de l’époque.
Kim Thúy [00:17:11] Quand Percy et ses camarades ne traînaient pas autour des patinoires ou ne patinait pas sur les étangs, il leur était courant de se rassembler autour des radios pour écouter les matchs ou feuilleter les magazines à la recherche de nouvelles sur leurs joueurs préférés.
Percy Paris [00:17:31] On a grandi dans un foyer où on regardait le Sport Illustrated. On feuilletait le Hockey News. Quand j’étais petit, le Hockey News c’était la bible du hockey au Canada. Et donc, on lisait religieusement le Hockey News. Mais ce que je faisais, c’était de regarder le tableau des pointages pour savoir qui avait marqué, ou qui avait eu des pénalités, et je cherchais des noms que je connaissais. Et ces noms que je connaissais et qui résonnaient en moi c’était les noms de Willie O’Ree, de Stan « Chook » Maxwell, de Herb Carnegie, des frères Carnegie et de Danny McIntyre. Il s’agissait de joueurs dont j’entendais parler surtout par mon père. C’était des athlètes noirs qui étaient d’excellents hockeyeurs. Mais aussi, comme je le découvrirais plus tard, de grandes personnalités. Donc, ça a toujours piqué mon intérêt. Et j’ai entendu parler de ces grandes choses que ces personnes faisaient sur la glace.
[00:18:26] Et en plus de tout cela, il y avait, en Nouvelle-Écosse, une ligue de hockey sénior qui comptait des joueurs de hockey fantastiques. Quelques hockeyeurs noirs jouaient dans cette ligue. Il y a toujours eu cette envie. Parce qu’en tant que jeune, quand on cherche des héroïnes ou des héros, peut-être même sans le savoir, pour celles et ceux qui ont des origines africaines, nous cherchons des modèles qui nous ressemblent et qui ressemblent à Percy Paris. Il me semblait ainsi naturel d’être attiré par ces joueurs et de penser que, dans tout ça, il y avait une relation qui nous liait par le sang.
Kim Thúy [00:19:05] C’est vrai, il avait le hockey dans le sang. En fait, Percy avait même un lien de parenté éloigné avec le grand Stanley « Chook » Maxwell, l’un des premiers hockeyeurs noirs de Nouvelle Écosse, à devenir professionnel. C’est lui qui a inspiré Percy à faire le saut chez les pros.
Percy Paris [00:19:27] J’ai joué au hockey mineur à Windsor, en Nouvelle-Écosse. Et quand je jouais dans le mineur, il n’y avait pas de couts énormes pour jouer comme c’est le cas aujourd’hui. Il y avait un cout, mais l’inscription était gratuite. Puis, après Windsor, je suis allé à l’université à Halifax, à St Mary’s, et j’ai eu la chance de jouer avec l’équipe universitaire des Huskies de St Mary’s. C’est là que Darrell Maxwell, Bob Dawson et moi-même avons formé le premier et le seul trio entièrement noir de l’histoire du sport interuniversitaire.
Kim Thúy [00:20:03] Cependant, Percy n’a pas obtenu cette place au sein de l’équipe.
Percy Paris [00:20:09] J’aimerais tant dire que j’ai été recruté. Je n’ai pas fait partie l’équipe dès le départ, mais je n’ai pas abandonné. J’ai intégré l’équipe juniore universitaire et j’ai joué au hockey sénior dans la région d’Halifax, tout en allant à St Mary’s. Puis, on m’a appelé pour intégrer les Huskies. L’appel venait d’un ami très proche, quelqu’un avec qui j’étais allé au secondaire et qui était le gardien de but de l’équipe. Je me souviens bien. Il est venu me chercher et il m’a dit : « Écoute, Percy, je t’ai cherché toute la journée. Ils veulent que tu enfiles ton équipement. Ils veulent que tu joues avec les Huskies. » Et je lui ai dit que je pensais qu’il plaisantait et qu’il se moquait de moi. Il a dit : « Non, c’est sérieux. Va à la patinoire, prends de l’équipement, et tu seras aux entrainements à telle et telle heure. » Et j’ai rejoint l’équipe. Je suis donc passé de très bas à très haut.
Kim Thúy [00:21:09] Sa joie de pouvoir entrer dans l’équipe, et de faire partie du premier trio entièrement noir, a été rapidement ternie par les mauvais traitements qu’il a subis pour cette même réussite, pour le fait d’avoir été le premier, d’être bon… et d’être noir.
Percy Paris [00:21:27] Le racisme a toujours existé en Nouvelle-Écosse. Lorsque je jouais au hockey mineur, les insultes raciales étaient monnaie courante. Et cela n’a pas changé, même aujourd’hui. Aujourd’hui encore, les personnes d’origine africaine sont victimes de discrimination sur la glace. Il faut dire que nous venions de traverser les années 60. Nous venions tout juste d’entrer dans les années 70. On sortait à peine de l’énorme agitation atour des droits civiques aux États-Unis, mouvement qui avait eu des répercussions au Canada. Dans les années 70, les choses s’étaient un peu calmées, mais il y avait toujours ces tensions entre les communautés noires et blanches. Le racisme était bien vivant. Les personnes noires étaient au bas de l’échelle économique, ce qui signifiait que le cout du hockey était prohibitif pour les personnes noires. Si vos parents avaient peu de revenus, il ne leur était pas possible de nous aider à jouer au hockey mineur. C’était très préjudiciable non seulement à notre développement, mais aussi à notre participation.
[00:22:34] Au fur et à mesure que le temps passait et que les personnes noires accédaient à de meilleures situations, les choses ont commencé à changer, mais tout n’était pas réglé. L’option la moins chère était toujours privilégiée. Le basketball et le hockey s’affrontaient quand il s’agissait de choisir un sport. Et le basketball était beaucoup moins cher. C’est beaucoup moins cher pour les garçons et les filles de jouer au basketball que de pratiquer un sport comme le hockey. Ainsi, au fil des ans, cela a contribué à créer un fossé racial au hockey, des barrières systémiques qui ont traditionnellement empêché les personnes noires d’atteindre leurs objectifs au hockey.
Kim Thúy [00:23:18] Le destin de Percy sur la glace s’est vu être interrompu par un grave accident de voiture pendant ses études universitaires; un accident qui l’a obligé à se déplacer en fauteuil roulant pendant un certain temps. Bien que l’accident ait mis un terme à son ascension dans le hockey, il n’a pas mis fin à son amour pour ce sport.
Percy Paris [00:23:42] Ce que je ne pouvais plus faire sur mes patins, c’était d’aller vite. J’ai donc développé de meilleures aptitudes mentales et de meilleures aptitudes au maniement de la rondelle, et j’ai appris à être au bon endroit au bon moment. C’était donc différent pour moi, mais toujours aussi agréable et amusant. Pendant des années et des années et des années, j’ai joué au hockey compétitif pour gentlemans. Je dis « gentlemens » un peu avec la langue de bois, parce qu’une grande partie des matchs n’étaient pas très courtois. Il y avait toujours des insultes raciales dirigées vers moi. Il y avait d’autres joueurs de hockey noirs dans l’équipe avec laquelle je jouais. On pouvait être jusqu’à trois. On était la cible du racisme. Donc, même à ce niveau, le racisme était toujours un problème.
[00:24:31] Ce sanctuaire sacré appelé hockey était un sport de personnes blanches. Si vous étiez une personne noire, on s’attendait à ce que vous fassiez des paniers ou autres choses plus associées à votre race ou à votre ethnie. Encore une fois, je pense que c’est parce que beaucoup de joueurs faisaient ça à cause de leurs privilèges dans la vie; leurs privilèges d’homme blanc dans la vie. Comment osez-vous, en tant qu’homme noir, venir ici et essayer de jouer à ce jeu appelé hockey? Il nous appartient et n’essayez pas de l’envahir.
Kim Thúy [00:25:06] Comme Elizabeth Cooke Sumbu, Percy reconnait que les choses se sont améliorées pour les joueurs noirs, mais qu’il faut en faire encore plus pour combattre le racisme sur et en dehors de la glace. Et aussi pour reconnaitre la contribution des joueurs noirs au hockey à tous les niveaux.
Percy Paris [00:25:28] Les choses ont changé. Mais, je le répète, il y a des incidents, trop d’incidents racistes, dans le sport, encore aujourd’hui. Que ce soit dans la Ligue nationale de hockey, dans les ligues mineures professionnelles, dans le junior ou dans les rangs mineurs. Il y a encore trop de cas de racisme. Eh bien, je pense que la Ligue nationale de hockey a une obligation. Une obligation non seulement morale, mais aussi de corriger les erreurs du passé. La Ligue nationale de hockey devrait reconnaitre les contributions de la Colored Hockey League. Je pense qu’elle pourrait facilement le faire au sein du Temple de la Renommée du Hockey. C’est une solution facile. Et je pense que si elle commençait à le faire, vous verriez d’autres organisations le faire aussi. Mais je pense que cela devrait commencer au plus haut niveau. Et le sommet, c’est la Ligue nationale de hockey.
[00:26:25] Je suis toujours un partisan. J’aime toujours m’assoir et regarder un bon match de hockey. Pendant des années, j’ai eu des billets pour toute la saison de l’équipe juniore locale. J’aimais aller voir ces matchs. Mais, encore une fois, je vois certaines choses dans ce sport et, aussi bonnes soient les personnes qui y gravitent, je vois encore des possibilités d’amélioration. Et comment elles pourraient être meilleures.
[00:26:52] Ce que je constate en Nouvelle-Écosse, c’est que lorsque vous commencez à parler de racisme, les gens sont sur la défensive. Et quand ils sont sur la défensive, il n’y a plus de communication. Parce qu’une fois que vous essayez de défendre ce que vous avez dit ou ce que vous avez fait, vous n’écoutez plus l’autre partie. Vous vous concentrez trop à essayer de défendre votre propre action. Alors, avons-nous fait des progrès? Absolument. Mais je ne voudrais pas que quiconque pense que tout va bien maintenant. Et, même lorsque vous pensez que tout va bien, vous regardez et vous voyez qu’il y a encore à faire.
Kim Thúy [00:27:41] Pour des joueurs comme Frank Cooke et Percy Paris, et tant d’autres, le hockey est plus qu’un sport; il sert à construire des communautés, à encourager la passion et à développer le talent. Mais il faut en faire davantage pour faire tomber les barrières afin que ce sport national puisse être apprécié par tous les gens qui aiment le hockey et qui veulent y jouer.
CRÉDITS:
Kim Thúy [00:28:08] Merci d’avoir écouté Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Je suis Kim Thúy.
Artéfactualité est produit par Makwa Creative, en collaboration avec Antica Productions. Tanya Talaga est la présidente de Makwa Creative; Jordan Huffman en est la cheffe de production. Lisa Gabriele, Andrea Varsany et Sophie Dummett sont respectivement productrice, productrice associée et recherchiste pour Antica. Laura Reghr est productrice déléguée et Stuart Coxe est producteur délégué à Antica. Mixage et conception sonore par Alain Derbez.
Jenny Ellison et Robyn Jeffrey, du Musée canadien de l’histoire, sont les productrices déléguées de ce balado.
Daniel Neill, chercheur dans le domaine du sport et des loisirs, est le coordonnateur des balados du Musée.
Consultez le site museedelhistoire.ca pour découvrir les autres histoires, articles et expositions du Musée. Pour voir des photos de Frank Cooke et de Percy Paris, consultez les liens dans les notes du balado.
Transcription de l’épisode
Kim Thúy [00:00:04] Imaginez un musée du futur… Entièrement constitué des histoires que nous nous racontons. Pas les histoires que nous trouvons dans les manuels scolaires, mais celles racontées par les gens qui les ont vécues… Quelles histoires vous toucheraient le plus? Lesquelles selon vous résisteraient au temps? Et lesquelles ont une incidence sur la façon de vivre notre vie, aujourd’hui et à l’avenir?
[00:00:31] Bienvenue à Artéfactualité, une série de balados présentant de remarquables histoires recueillies par le Musée canadien de l’histoire. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice.
[00:00:46] Cet épisode d’Artéfactualité s’intitule… Nous avons toujours été là.
Kent Ayoungman [00:00:53] Je le dis toujours, peu importe où vous allez, dans des zones non cultivées ou naturelles, vous allez trouver des preuves du passage de notre peuple. C’est là que réside l’importance d’apprendre nos histoires, nos histoires d’origine. De travailler avec des archéologues a permis de donner une idée de l’ancienneté de nos histoires, de nos chants et de nos cérémonies.
Kim Thúy [00:01:20] Au sud-ouest de l’Alberta se trouve un endroit particulier appelé Wally’s Beach.
Gabriel Yanicki [00:01:26] Regardez, voilà quelque chose de très intéressant.
Kent Ayoungman [00:01:30] Ici aussi.
Kim Thúy [00:01:31] C’est un endroit à couper le souffle… niché là où les prairies et les montagnes Rocheuses se rencontrent… au cœur des nations de la Confédération des Pieds-Noirs, c’est-à-dire les Siksika, les Kainai et les Piikani…
Kent Ayoungman [00:01:48] C’est une belle journée venteuse.
Gabriel Yanicki [00:01:49] Une belle journée venteuse.
Kent Ayoungman [00:01:53] Il fait 26 ou 27 degrés.
Gabriel Yanicki [00:01:57] C’est une magnifique journée pour le mois de septembre.
Kim Thúy [00:02:00] La plage est une ancienne terre agricole, située juste de l’autre côté du réservoir St. Mary, sur la réserve de la Nation Kainai. Il y a soixante-dix ans, un barrage a été construit sur la rivière St. Mary, inondant les terres agricoles et les terres de la réserve. Aujourd’hui, les périodes où le niveau de l’eau est bas laissent certaines parties du lit du réservoir exposées au vent et aux vagues. L’érosion a révélé les empreintes de mammouths laineux qui traversaient les marécages à la fin de la dernière période glaciaire. D’autres espèces, comme les formes éteintes du bœuf musqué, du chameau, du cheval et du bison, ont également été identifiées à partir de leurs ossements.
Gabriel Yanicki [00:02:53] Par endroits, on a trouvé des ossements de lièvre vieux de 5 000 ou 6 000 ans, encastrés dans la croute de calcaire. C’est donc un bon emplacement où chercher, parce qu’on devrait y trouver des éléments anciens.
Kent Ayoungman [00:03:07] Et les parcelles carrées qui sont creusées, c’est ça qui est examiné en quelque sorte?
Gabriel Yanicki [00:03:12] Oui, exactement.
Kim Thúy [00:03:14] Cette région était autrefois le « corridor sans glace ». Il est apparu lorsque les couches de glace continentales des montagnes Rocheuses et des prairies ont commencé à fondre. Les outils en pierre éparpillés à Wally’s Beach racontent une histoire remarquable : une continuité entre la période du contact entre des Pieds-Noirs et des personnes venues d’Europe, il y a quelques siècles à peine, et des ossements de chevaux et de chameaux dépecés datant d’il y a plus de 13 300 ans. Le rôle du « corridor sans glace » dans l’histoire humaine des Amériques a longtemps été débattu par les scientifiques de l’Occident. Mais pour les populations Pieds-Noirs du sud de l’Alberta et du Montana, il n’y a aucun doute : leurs histoires, leurs chants et leurs cérémonies montrent qu’elles ont toujours été là. Il était autrefois rare que les archéologues accordent une égale considération aux interprétations des Premières Nations dans leur reconstruction du passé…
Gabriel Yanicki [00:04:27] C’est le 11 septembre 2022 aujourd’hui, et je suis à Wally’s Beach.
Kim Thúy [00:04:33] Mais tout ça est en train de changer.
Gabriel Yanicki [00:04:36] Le niveau du réservoir est environ quatre mètres plus haut qu’il ne devrait l’être pour accéder aux parties exposées de la plage, au réservoir de St. Mary…
Kim Thúy [00:04:43] Gabriel Yanicki est le conservateur de l’archéologie occidentale au Musée canadien de l’histoire.
Gabriel Yanicki [00:04:52] Mais aujourd’hui, le niveau de l’eau recouvre pratiquement tout le site, à l’exception d’une ile qui est restée hors du niveau du réservoir depuis la construction du barrage, dans les années 1950.
Kim Thúy [00:05:03] Gabriel Yanicki s’est entretenu avec des Ainés pieds-noirs, conscient que leurs philosophies et leurs histoires sont essentielles pour comprendre l’histoire du territoire et de sa population. Après tout, les populations Pieds-noirs habitent les plaines du Nord, une région qui inclue certaines parties de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Montana, et ce, depuis des temps immémoriaux.
Gabriel Yanicki [00:05:31] On peut voir qu’il y a du quartzite, une roche assez dense qui n’explose pas quand elle est chauffée.
Jerry Potts [00:05:37] C’est le même genre de pierres qu’on utilise pour nos huttes à sudation.
Gabriel Yanicki [00:05:41] Tout à fait, oui.
Kim Thúy [00:05:42] Voici l’Ainé Piikani Jerry Potts qui, avec sa femme Velma Crowshoe et l’expert en connaissances traditionnelles Siksika, Kent Ayoungman, a récemment rencontré Yanicki à Wally’s Beach. Dans leurs échanges, il a été question de l’importance de cette région d’un point de vue de l’archéologie et dans la perspective traditionnelle des Pieds-Noirs.
Jerry Potts [00:06:09] C’est probablement l’un des nombreux sites…
Gabriel Yanicki [00:06:11] Exactement.
Jerry Potts [00:06:12] …qui n’ont même pas été découverts. Tout ça représente des lignes temporelles. Et cela nous ramène toujours aux premières populations de la région, comme si nous étions des personnes invitées à une fête où l’histoire est racontée.
Kim Thúy [00:06:30] Avant, pendant et après une fouille, les archéologues comme Yanicki recherchent des possibilités de collaboration avec les peuples des Premières Nations. Cela fait partie d’un effort continu pour décoloniser le processus même de l’archéologie. L’Ainé Jerry Potts explique comment cela a permis de réaffirmer les liens ancestraux des Pieds-Noirs avec la terre, comme cela est raconté dans les histoires orales…
Jerry Potts [00:07:02] Je pense que nous en sommes à un point où l’archéologie est devenue très efficace, même en Colombie-Britannique, parce que ce sont des terres non cédées. Au Montana, l’archéologie a été utilisée de façon brillante pour identifier les sites. Parce que les terres sont revendiquées par différentes communautés. Les fouilles archéologiques ont prouvé qu’il s’agissait de sites des Pieds-Noirs. Je ne sais pas jusqu’où ça peut aller quand on pense à tout ce qu’il y a ici et qui n’a pas encore été découvert.
Kim Thúy [00:07:40] Kent Ayoungman parle de rapprocher les deux traditions de savoir.
Kent Ayoungman [00:07:47] Et c’est pour ça qu’il est important d’apprendre nos histoires, les histoires de nos origines. De travailler avec des archéologues nous a permis d’évaluer l’âge de nos histoires, de nos chants et de nos cérémonies.
Kim Thúy [00:08:04] Il explique que les récits de leur création n’étaient pas seulement transmis oralement, mais qu’ils étaient représentés en détail sur les tipis et dans l’art des Pieds-Noirs.
Kent Ayoungman [00:08 :16] Cette relation, cette parenté que notre peuple a avec les animaux, les oiseaux, avec toute la création, vous savez? Regardez nos habitations par exemple. Les différents dessins qu’on retrouve sur nos habitations, les motifs de nos tipis viennent directement des saisons, des étoiles, des animaux, des gens, de la terre, de l’eau, tout est sur nos habitations. C’est juste devant nous. On voit notre connexion à ce vaste territoire.
Kim Thúy [00:08:46] Ce lien est resté intact, malgré les perturbations fatales causées par les pensionnats, lorsque des générations entières ont été retirées de cette transmission cruciale de l’histoire.
Kent Ayoungman [00:09:01] Ma mère, quand elle était petite, avant d’être emmenée au pensionnat, était avec sa grand-mère, qui s’appelait Mary Water Chief. Elle avait l’habitude de déménager, en hiver, à North Camp. Je viens de la partie ouest de la réserve, c’est là-bas que mon grand-père s’occupait du ranch. En hiver, les gens se rassemblaient à un endroit appelé North Camp, et ils vivaient avec grand-mère. Elle avait une maison là-bas, et ma mère disait, « On se battait toujours pour aller dormir avec grand-mère parce qu’elle nous racontait des [s’exprimant en Pied-Noir]. » [s’exprimant en Pied-Noir]. Elle nous racontait les histoires des temps anciens, c’est l’interprétation que j’en fais, nos histoires, nos histoires anciennes. Elle disait « je me souviens qu’elle nous racontait deux histoires. [s’exprimant en Pied-Noir] et [s’exprimant en Pied-Noir] ».
Kent Ayoungman [00:10:00] [S’exprimant en Pied-Noir] c’est l’histoire de Scarface. [S’exprimant en Pied-Noir] raconte quand ce grand animal a aidé des enfants à traverser une grande étendue d’eau. D’après les descriptions de grand-mère, c’était un mammouth laineux. C’était comme une sorte de gros éléphant, avec une trompe et des défenses. Les enfants ont été séparés du reste de la communauté, qui était de l’autre côté de la grande étendue d’eau. Les enfants étaient sur le dos de cet animal, retirant les insectes de sa fourrure. Et l’animal leur a dit « Eh bien, parce que vous m’avez soulagé de ces insectes qui me dérangeaient depuis si longtemps, je vais faire ce que vous voulez. » « On veut aller retrouver nos familles de l’autre côté. » Alors l’animal a aidé les enfants à traverser l’étendue d’eau vers leur communauté. C’est une grande et longue histoire. Mais ma mère a grandi, elle a été emmenée dans les pensionnats et tout ça a été effacé, vous comprenez? Mais parler de ces lieux et de la relation avec les mammouths laineux, ça solidifie nos histoires. Nos cérémonies, nos chants, notre langue, tout ça. C’est pour ça que j’apprécie la relation que j’ai construite avec les archéologues et les anthropologues. C’est une belle relation avec les personnes qui font les cérémonies chez les Pieds-Noirs. C’est bon d’entendre ces histoires de la part de beaucoup de gens différents. Certains les racontent d’une façon, et puis une autre personne va les raconter différemment. Il se peut qu’il manque des éléments de part et d’autre. Mais quand vous les rassemblez, c’est la même histoire.
Kim Thúy [00:11:43] C’est la même histoire, répétée maintes et maintes fois par les populations pied-noires et leurs ancêtres… et cela est de plus en plus évident pour les archéologues. Pour ce qui est de savoir quand cette histoire a commencé… c’est une question qui préoccupe une part importante de la communauté scientifique occidentale.
Mais dans les récits Pieds-Noirs et dans la vision du monde qu’ils présentent, le concept même du temps est pris en compte différemment.
Dr. Leroy Little Bear [00:12:15] C’est très intéressant, de parler de notion du temps. Parce que le temps est un référent très important dans la pensée occidentale.
Kim Thúy [00:12:32] Voici monsieur Leroy Little Bear, vice-recteur de l’Université de Lethbridge, en Alberta. Il est également un juriste et un philosophe Kainai renommé ainsi qu’un expert en compréhension du concept de temps dans la culture des Pieds-Noirs…
Dr. Leroy Little Bear [00:12:50] Ça ne veut pas dire que le temps n’est pas important chez les Pieds-Noirs. C’est une approche très différente. La notion occidentale du temps est vraiment créée par l’humanité, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. Néanmoins, la notion du temps dans la pensée occidentale est une notion assez linéaire, où l’on va de A à B, à C et à D sur une ligne. Pour les Pieds-Noirs, c’est la notion de répétition qui prime. Des choses arrivent et se répètent et ainsi de suite. On commence à avoir des notions de cercle. Parce que les répétitions peuvent facilement venir en complément de la notion de rotation. Et chez les Pieds-Noirs, nous disons [s’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire « maintenant ». Le présent. Eh puis, on peut voir plus loin et dire [s’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire demain. Et de là, vous pouvez dire [s’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire après-demain. Et dans le même esprit, vous pouvez dire [s’exprimant en Pied-Noir], pour hier, et [s’exprimant en Pied-Noir], pour avant-hier. Mais on ne va pas plus loin que ça.
[00:14:22] De façon générale, on va parler de [s’exprimant en Pied-Noir], qui signifie « ce qui va arriver ». En d’autres termes, le futur, c’est [s’exprimant en Pied-Noir]. Et on va parler du passé. Mais en des termes très généraux. [S’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire « ce qui est passé ». [S’exprimant en Pied-Noir]. Et ces mots impliquent qu’il y a un élément fixe et que c’est vous qui vous déplacez sur cette ligne du temps. Vous comprenez? Au lieu que vous soyez l’élément fixe et que le temps passe par vous comme dans la notion occidentale, ici le temps est fixe et vous vous déplacez en avant ou en arrière sur la ligne du temps. Donc [s’exprimant en Pied-Noir] veut dire « vers l’arrière » et [s’exprimant en Pied-Noir] veut dire « vers l’avant ».
[00:15:24] Et quand je dis qu’on ne va pas plus loin que deux jours, deux jours en avant ou en arrière, ce que ça signifie réellement, c’est que toutes les notions de passé, de présent et de futur de la pensée occidentale se combinent une fois passée cette période de deux jours. Ces notions se mélangent et on dira alors : « Cela est ».
[00:15:53] Passé la notion des deux jours, le passé, le présent et le futur, tout est amalgamé sous la notion de « Cela est ». Une des conséquences de ça est que je me souviens de ce que mes ancêtres m’ont dit. En d’autres termes, leurs histoires ne remontent jamais à plus de deux jours.
[00:16:19] Elles datent toujours d’il y a deux jours dans mon esprit. C’est donc difficile à concevoir, surtout pour un juge dans des affaires judiciaires essayant de déterminer, par exemple, « Quand cela est-il arrivé? Il y a 500 ans? 1 000 ans? » Et habituellement, ils demandent « comment pouvez-vous vous souvenir de ce qui s’est passé il y a 1 000 ou 20 000 ans? » Eh bien, c’est parce que mes ancêtres étaient là il y a deux jours. Leur récit date d’il y a juste deux jours.
Gabriel Yanicki [00:16:58] La question que je me pose est la suivante : y a-t-il un délai de prescription pour la répétition, la mesure du temps et la mémoire des évènements?
Kim Thúy [00:17:07] De nouveau, Gabriel Yanicki.
Gabriel Yanicki [00:17:10] En tant qu’archéologue, quand on parle de sites comme celui de Wally’s Beach, les histoires des Pieds-Noirs sont-elles susceptibles d’englober cette période et de remonter plus loin?
Dr. Leroy Little Bear [00:17:20] Eh bien, je dirais qu’en gros ce sont des points de références que nous utilisons dans la pensée humaine. Alors, comment remonter plus loin? Eh bien on remonte plus loin et on dit « il y a avait une époque où il n’existait seulement que tous les animaux et puis des choses ont changées sur le plan cosmique et nous avons fait notre apparition, comme de très jeunes enfants. Les enfants qui viennent d’arriver dans le quartier avec les autres. Et il a fallu qu’on commence à voir quelles relations nous pourrions entretenir avec les autres. C’est pour ça que nous avons un si grand respect pour la vie. Et donc, nous commençons à exister dans le décor. Pour ce qui est de Wally’s Beach, eh bien oui, on va dire « il y a longtemps », ce qui fait partie de la notion du « Cela est ». Et toutes les histoires qui en découlent font partie d’une narration répétitive, qui se produit, et se reproduit. Le bison, par exemple, était une créature de l’eau. On l’appelait le bison de l’eau. [S’exprimant en Pied-Noir] veut dire bison de l’eau. Et ce qui est arrivé, c’est qu’il était habitué de sortir de l’eau pour attaquer tout ce qu’il voyait, même les êtres humains. Et finalement, dans ces histoires, les êtres humains et les bisons d’eau ont décidé de se parler pour trouver un accord.
[00:19:02] « Nous ne voulons pas que vous chassiez notre peuple. » Les bisons de l’eau ont accepté. « OK, mais si on doit respecter l’accord, alors vous nous donnez la moitié de votre peuple et nous vous donnons la moitié de notre peuple. » Tout le monde a accepté cette entente. C’est ce qui a donné les bisons terrestres qui, originellement, venaient de l’eau. Et dans notre cas, les êtres humains ont commencé à y penser un peu. Ils étaient un peu réticents à l’idée de laisser la moitié de leur peuple aller dans l’eau pour se livrer aux bisons. Mais, il se trouve qu’à ce moment ils déplaçaient le camp et traversaient une grande rivière, un lac, ou quelque chose comme ça. C’était l’hiver et alors qu’ils traversaient, la glace à cédé, et la moitié d’entre eux sont tombés à l’eau. Et c’est ainsi qu’a eu lieu le quiproquo. Cela fait donc partie du flux. De cette façon de penser en flux. Opposé à la notion stagnante. Et c’est comme ça que cette notion de Wally’s Beach, qui remonte environ à 20 000 ans, c’est comme ça que nous nous en souvenons. Grâce à la répétition des histoires. Et de comment nous sommes arrivés là où nous sommes, dans notre existence, et comment les bisons ont commencé à exister, et ainsi de suite.
Kim Thúy [00:20:34] Que l’on parle de 20 000 ans ou d’il y a deux jours… ce qui reste, c’est le récit. Près de Fort Macleod, en Alberta, se trouve le précipice à bisons Head-Smashed-In Buffalo Jump. Il a été nommé ainsi en raison d’une pratique consistant à précipiter les troupeaux de bisons vers une mort certaine en les faisant se jeter d’une falaise. Une technique de chasse collective perfectionnée pendant des millénaires par les ancêtres des Pieds-Noirs. C’est également un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est là que Gabriel Yanicki et les Ainés pieds-noirs ont poursuivi leur conversation sur les relations souvent difficiles entre les équipes de recherche et les peuples des Premières Nations…
Gabriel Yanicki [00:21:26] Merci. La première question que j’aimerais aborder ici est de savoir si vous pensez que les archéologues ont historiquement bien réussi à obtenir la participation des Pieds-Noirs dans les recherches sur leur patrimoine ancestral.
Jerry Potts [00:21:41] Je suis Jerry Potts et, en ce qui concerne l’archéologie, je pense que, particulièrement récemment, il y a eu plus de contacts avec les Pieds-Noirs sur leur territoire. On est maintenant dans une position où on commence à comprendre et à exprimer qui nous sommes. Je pense que l’archéologie nous a donné une belle occasion de jouer cartes sur table et de nous représenter comme nous sommes.
Velma Crowshoe [00:22:14] J’ai réalisé que l’importance de l’archéologie était d’écouter certains de nos Ainés.
Kim Thúy [00:22:22] Voici l’Ainée piikani Velma Crowshoe.
Velma Crowshoe [00:22:26] Comme mon père, par exemple, avec les histoires qu’il avait l’habitude de raconter. Et les chants qu’il avait l’habitude de chanter, avec leur rapport à la terre. Je pense qu’il est vraiment important que nous écoutions nos connaissances traditionnelles, et que nous écoutions leurs histoires pour trouver comment utiliser l’archéologie afin d’améliorer la vie de nos jeunes, qui pourront alors comprendre que nous sommes là depuis très, très longtemps. La langue est aussi très importante parce qu’il y a beaucoup de mots de notre langue que l’on ne peut même pas traduire en anglais. Et je pense que c’est vraiment important que nous apprenions l’histoire de la création pour que les jeunes puissent comprendre et apprécier qui nous sommes et où nous vivons.
Kent Ayoungman [00:23:22] Je ne pense pas que les archéologues aient historiquement fait un bon travail pour ce qui est d’aller plus loin que la science de l’archéologie même.
Kim Thúy [00:24:32] Voici de nouveau Kent Ayoungman.
Kent Ayoungman [00:23:36] D’après ce que j’ai vu avec les archéologues, tout est basé sur des théories. Et, ce qui m’amuse, c’est que parfois ces théories sont réfutées. Les archéologues se réunissent alors et commencent à essayer de comprendre quelque chose à partir des recherches d’une autre personne, qui remontent à loin. Je pense qu’au cours des dernières décennies, les archéologues ont enfin pu se tourner vers les Autochtones et leurs études. Ce « pont terrestre » en est un bon exemple.
Kim Thúy [00:24:07] La théorie du « pont terrestre », dont nous avons déjà parlé, est l’idée que les premiers groupes humains de l’ère glaciaire sont arrivés en Amérique du Nord depuis l’Asie en traversant à pied un chemin gelé au-dessus du détroit de Béring. Les peuples des Premières Nations ont été largement sceptiques quant à cette théorie, car ils n’ont pas de récits mentionnant un vécu dans un tel endroit…
Kent Ayoungman [00:24:35] Je trouve que l’archéologie, c’est assez nouveau en Amérique du Nord. Ça se pratique depuis longtemps, en dehors de l’Amérique du Nord. Les archéologues sont venus ici pour essayer de comprendre ces peuples. Et la façon dont je vois les choses, c’est que notre peuple était autrefois considéré comme un peuple en voie d’extinction, à cause des différents évènements négatifs que notre peuple a endurés. Notre peuple a vécu ici pendant longtemps et cela a toujours été expliqué à travers nos histoires. Je crois que c’est ce dont nous allons parler aujourd’hui. De notre lien avec cet endroit et comment le gouvernement a vraiment essayé de couper ce lien… Et il a fait un bon travail, il ont fait un bon travail. Je sais que dans la communauté, d’où je viens, Siksika, il a fait un bon travail pour déconnecter notre peuple de ses modes de pensée. Et notre mode de pensée nous lie à cet endroit. Tout ce qui a trait à la façon dont les choses se sont passées est expliqué dans la manière dont les personnes âgées racontent leurs histoires aux jeunes enfants. Et ensuite, au fur et à mesure que les enfants vivent leur vie, il leur est possible d’en apprendre plus sur ces histoires, ce qui les conduit à nos voies spirituelles et à notre connexion spirituelle. Historiquement, je ne pense pas que les archéologues aient fait un bon travail, mais depuis quelques décennies, ça se passe beaucoup mieux qu’avant.
Jacob Potts [00:26:09] Je pense que toute cette histoire, avec l’archéologie, va prendre la pensée moderne de ces gens et la sortir de ce cadre temporel pour la mettre dans un autre, plutôt que de faire l’inverse. Ça va vraiment changer cette façon de penser.
Kim Thúy [00:26:27] Voici Jacob Potts, un cérémonialiste piikani.
Jacob Potts [00:26:32] Beaucoup de gens aujourd’hui pensent, « Oh oui, quand nous avons traversé le pont terrestre… », et ce genre de choses. Et puis d’autres arrivent en disant, « Regardez, c’est de là que nous venons, d’Asie ou d’Afrique. » Alors, je ne dis pas qu’ils ont tort, je pense que ça nous lie les uns aux autres et à notre présence ici. Comme tout le monde l’a dit, ça nous connecte à cette terre et à toutes les histoires de la création que lui sont liées. Et beaucoup de gens, surtout à notre époque, pensent : « Ah oui, vous n’avez jamais toujours été là, non? » C’est ce que les gens disent, mais ils n’ont presque rien pour appuyer leur propos. C’est juste une sorte de réaffirmation du fait que nous avons toujours été là, que nous venons de cette terre plutôt que d’une autre partie du monde, du nord ou du sud. À ma connaissance, nous avons toujours été là.
Stan Knowlton [00:27:29] En tant qu’archéologue, je vois bien que cette période de ma vie est très contradictoire.
Kim Thúy [00:27:37] Stan Knowlton, également de la Nation Piikani, a étudié à l’Université de Lethbridge. Il est expert en connaissances traditionnelles. En tant qu’étudiant, c’est un corps professoral majoritairement blanc qui lui a enseigné ce que pensait être l’histoire de son peuple.
Stan Knowlton [00:27:59] Vous savez, les membres du corps professoral avaient du mal à réaliser le fait même que j’étais dans leur classe. Il leur était impossible de comprendre comment cette personne de l’âge de pierre existait encore dans le monde moderne et, de là où nous en sommes maintenant, je vois bien tout le chemin parcouru. Et certaines personnes, simplement en se levant pour conserver leur histoire et leur culture, ont ouvert la voie aux autres générations. Elles ont ouvert des portes et c’est maintenant aux plus jeunes de profiter de ces ouvertures pour entamer le prochain changement nécessaire qui est de rendre l’archéologie plus compatible avec les connaissances traditionnelles.
Kim Thúy [00:28:51] Et ce changement est en train de se produire, c’est-à-dire l’intégration des connaissances traditionnelles dans les études et les pratiques de l’archéologie. Kent Ayoungman en a lui-même fait l’expérience sur le terrain, à l’Université de Calgary…
Kent Ayoungman [00:29:10] Une année, nous avons commencé une saison sur le terrain et l’un des membres de l’Université de Calgary est monté sur un sommet pour l’orientation et a mentionné : « Parfois, nous oublions, en tant qu’archéologues, que l’histoire que nous creusons, que nous trouvons… nous ne réalisons pas qu’il y a des gens qui vivent encore ici. » J’adore son commentaire, tu es dans sa classe et tes professeurs n’arrivent pas à comprendre qu’il y a une personne de l’âge de pierre assise avec eux.
Jerry Potts [00:29:40] Il a toujours été pratique d’aller faire dire aux gens ce que l’on veut sans consulter d’autres groupes, d’autres personnes détentrices de connaissances.
Kim Thúy [00:29:50] Voici de nouveau l’Ainé Jerry Potts…
Jerry Potts [00:29:53] Et bien souvent l’opinion d’une seule personne a fait foi de tout. Mais dans l’archéologie, il y a eu beaucoup de racisme systémique de la part du gouvernement et des groupes locaux qui ne respectaient pas les peuples qui ont toujours été là. Nos histoires de la création remontent jusqu’au moment où nous avons toujours été sur ce territoire. Nous n’avons jamais été transplantés ou amenés ici, et je pense que, grâce à la science et à l’archéologie, les gens qui savent comment obtenir les réponses manquantes se tournent maintenant vers les individus qui détiennent les connaissances pour mieux comprendre le passé et qui nous sommes. Nos histoires n’ont jamais changé; elles sont toujours les mêmes.
Kim Thúy [00:30:41] Surtout quand il s’agit des récits de la création. Chaque culture semble en avoir un.
Jerry Potts [00:30:48] Chez les Pieds-Noirs, avec notre système de croyances, chaque existence, toute chose représente une vie. Nos récits de la création sont connectés au soleil et à la lune. La terre est un être vivant. Mais ce n’est pas la Terre Mère. Et ces conneries d’Ile de la Tortue aussi. Ce n’est pas l’Ile de la Tortue, c’est un territoire Pieds-Noirs. C’est comme ça. Il y a ces universitaires, qui font « Oh, l’Ile de la tortue », avec leur voix mielleuse.
Gabriel Yanicki [00:31:20] Ça va être ma partie préférée du balado.
Jerry Potts [00:31:24] J’assume.
Kent Ayoungman [00:31:28] Je te soutiens.
Jerry Potts [00:31:31] Ça va me causer des ennuis. Mais je pense que c’est là, le point important. Chaque nation à travers ce pays a un système de croyances intimement lié à la géographie et au territoire d’où elle vient. Tout ce que nous avons vient du paysage qui nous entoure. Ce sont nos repères. Et c’est ce qui fait des communautés de Pieds-Noirs ce qu’elles sont sur le territoire. Nos cérémonies. Les chants qui accompagnent ces cérémonies viennent tous des animaux, de l’époque où les chiens pouvaient parler, où on nous a montré comment vivre avec les choses. C’est de là que viennent toutes ces choses, et tout est là.
Kim Thúy [00:32:18] Nous sommes de retour à Wally’s Beach dont le nom vient d’une zone de loisirs voisine, bien que l’on ne sache pas exactement de qui cet endroit tient son nom. Mais comme tant d’autres endroits, celui-ci porte l’empreinte de l’histoire des colons, avec peu d’égard pour les gens qui ont toujours été là.
Gabriel Yanicki [00:32:40] Une des choses que j’espère mettre en œuvre avec ce genre de rassemblement, c’est de trouver un nouveau nom au site. Ce n’est pas mon rôle de lui donner un nom. Mais, je pense qu’il est temps de lui trouver un meilleur nom.
Kim Thúy [00:32:56] Un meilleur nom, pour correspondre à une meilleure façon de travailler ensemble. Où les histoires sur un lieu, et les gens qui y vivent nous en disent autant que la science. Alors, que deviendront des sites comme Wally’s Beach? Des plans sont en cours pour explorer le site à nouveau et pour collaborer à une nouvelle fouille, afin de poursuivre le travail d’interprétation de son histoire à travers des voix multiples et des perspectives différentes.
CRÉDITS:
Kim Thúy [00:33:32] Merci d’avoir écouté Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Je suis Kim Thúy.
Artéfactualité est produit par Makwa Creative, en collaboration avec Antica Productions. Tanya Talaga est la présidente de Makwa Creative; Jordan Huffman en est la cheffe de production. Stuart Coxe est président d’Antica Productions. Lisa Gabriele et Laura Regehr en sont les cheffes de production. Sophie Dummett est recherchiste pour Antica. Le mixage et la conception sonore ont été réalisés par Alain Derbez.
Jenny Ellison et Robyn Jeffrey, du Musée canadien de l’histoire, sont les cheffes de production de ce balado.
Les entretiens avec les Ainés pieds-noirs ont été réalisés par Gabriel Yanicki, conservateur, archéologie de l’Ouest.
Daniel Neill, chercheur dans le domaine du sport et des loisirs, est le coordonnateur des balados du Musée.
Consultez le site museedelhistoire.ca pour découvrir les autres histoires, articles et expositions du Musée. Pour plus d’informations sur le précipice à bisons Head-Smashed-In Buffalo Jump et les récits de création autochtones, consultez les liens dans les notes du balado.
Transcription de l’épisode
Kim Thúy [00:00:02] Imaginez un musée du futur… Entièrement constitué des histoires que nous nous racontons. Pas les histoires que nous trouvons dans les manuels scolaires, mais celles racontées par les gens qui les ont vécues… Quelles histoires vous toucheraient le plus? Lesquelles selon vous résisteraient au temps? Et lesquelles ont une incidence sur la façon de vivre notre vie, aujourd’hui et à l’avenir?
[00:00:30] Bienvenue à Artéfactualité, une série de balados présentant de remarquables histoires recueillies par le Musée canadien de l’histoire. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice.
[00:00:44] Dans cet épisode d’Artéfactualité : Des cœurs en liberté.
Xay Bounnapha [00:00:52] J’avais la tête qui tournait, car c’était très risqué et la vie de ma famille dépendait de nous. Pouvions-nous faire confiance aux gens qui devaient nous faire passer? Et s’ils informaient les garde-côtes? On nous arrêterait et nous exécuterait.
Kim Thúy [00:01:13] La guerre du Vietnam s’est terminée en 1975 avec les victoires communistes au Cambodge, au Laos et au Vietnam. Mais dans la région, les conflits ne se sont pas arrêtés là. Il s’en est suivi une série de guerres locales, le règne de la terreur des Khmers rouges, de mauvaises récoltes, de terribles conditions économiques et la persécution de la population. Un grand nombre de personnes ont alors été poussées à fuir leur pays, entreprenant des voyages dangereux, parfois mortels.
Judy Trinh [00:01:48] Je ne savais pas nager, alors ma mère m’a jetée par-dessus bord en espérant que mon père puisse me trouver, puis elle a sauté avec ma sœur. Ma mère a par la suite fait des cauchemars récurrents, toutes les nuits. Elle revivait la scène où elle me jetait par-dessus bord.
Kim Thúy [00:02:11] Xay Bounnapha et Judy Trinh sont arrivés au Canada en tant que réfugiés après la guerre du Vietnam. Ces vidéos ne sont que quelques-unes des centaines d’histoires recueillies pour Cœurs en liberté, un projet communautaire pluriannuel qui est aussi une exposition itinérante. Celle-ci a été présentée au Musée canadien de l’histoire à partir de février et est présentement en tournée à travers le pays. Entre 1975 et 1985, cent-mille réfugiés du Cambodge, du Laos et du Vietnam sont arrivés sur le sol canadien, dans ce qui représentait alors la plus grande réinsertion de réfugiés au Canada depuis la Seconde Guerre mondiale. J’ai été l’une de ces réfugiés.
[00:03:00] Ma famille a fui le Vietnam lorsque j’étais enfant. La première étape de notre voyage nous a conduits – sur un bateau sale et exigu – jusqu’à un camp de réfugiés en Malaisie. J’ai raconté mon expérience dans mon roman autobiographique, Ru, qui signifie « berceuse » en vietnamien et « petit ruisseau » en français, la langue que j’ai apprise en arrivant au Canada. En voici un extrait.
[00:03:28] Durant nos premières nuits de réfugiés en Malaisie, nous dormions directement sur la terre rouge, sans plancher. La Croix-Rouge avait construit des camps de réfugiés dans les pays voisins du Vietnam pour accueillir les boat people, ceux qui avaient survécu au voyage en mer. Les autres, qui avaient coulé pendant la traversée, n’avaient pas de noms. Ils sont morts anonymes. Nous avons fait partie de ceux qui ont eu la chance de se laisser choir sur la terre ferme. Alors, nous nous sentions bénis d’être parmi les deux mille réfugiés de ce camp qui n’en devait desservir que deux cents. Nous avons construit une cabane sur pilotis dans un coin reculé du camp, sur la pente d’une colline. Pendant des semaines, nous avons été vingt-cinq personnes de cinq familles à abattre ensemble, en cachette, quelques arbres dans le bois voisin, à les planter dans le sol mou de la terre glaise, à fixer six panneaux de contreplaqué pour en faire un grand plancher et à recouvrir la charpente d’une toile bleu électrique, bleu plastique, bleu jouet. Nous avons eu la chance de trouver assez de sacs de riz en toile de jute et en nylon pour entourer les quatre côtés de notre cabane, en plus des trois côtés notre salle de bains commune.
[00:04:55] Ensemble, ces deux constructions ressemblaient à l’installation d’un artiste contemporain dans un musée. La nuit, nous dormions tellement collés les uns contre les autres que nous n’avions jamais froid, même sans couverture. Le jour, la chaleur absorbée par la toile bleue rendait l’air de notre cabane suffocant. Les jours et les nuits de pluie, la toile laissait l’eau couler à travers les trous percés par les feuilles, les brindilles, les tiges que nous avions ajoutées pour rafraîchir. Si un chorégraphe avait été présente sous cette toile un jour où une nuit de pluie, il aurait certainement reproduit la scène: vingt-cinq personnes debout, petits et grands, qui tenaient dans chacune de leurs mains une boîte de conserve pour recueillir l’eau coulant de la toile, parfois à flots, parfois goutte à goutte. Si un musicien s’était trouvé là, il aurait entendu, l’orchestration de toute cette eau frappant la paroi des boîtes de conserve. Si un cinéaste avait été présent, il aurait capté la beauté de cette complicité silencieuse et spontanée entre gens misérables. Mais il n’y avait que nous, debout sur ce plancher qui s’enfonçait doucement dans la glaise. Au bout de trois mois, il penchait tellement d’un côté que nous avons été obligés de replacer la position de chacun de nous afin d’empêcher les enfants et les femmes de glisser pendant leur sommeil vers le ventre dodu de leur voisin.
[00:06:34] Compte tenu de ma propre expérience, je souhaitais en entendre plus sur « Cœurs en liberté ». Il s’agit d’un recueil de récits oraux de réfugiés arrivés dans les années 70 et 80, ainsi que de fonctionnaires, de bénévoles et de soutiens du Canada. Stéphanie Phitsamy Stobbe est la conservatrice principale du projet. Elle est professeure associée. Elle est également une réfugiée, née au Laos pendant les dernières années de la guerre du Vietnam. Elle est spécialiste des questions relatives aux réfugiées et aux personnes migrantes. Elle raconte ici son histoire, dans le cadre du projet.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:07:17] Je pense que l’un des premiers souvenirs que j’ai du Laos, c’est le son de tous ces avions qui survolaient notre ville, le son du bruit assourdissant des bombardements. Un jour, nos parents nous ont dit de descendre rapidement au sous-sol. Mes parents y avaient creusé un grand trou. Chaque fois que nous entendions les bombardements provoqués par des avions au-dessus de nous, mes parents nous poussaient dans le trou et nous recouvraient d’une couverture pour essayer de nous protéger des explosions. Je me souviens que ma sœur ainée et moi demandions à nos parents, « pourquoi sommes-nous dans ce trou dans le noir? » Parce que nous ne comprenions pas vraiment. Vous savez, nous étions très jeunes.
Kim Thúy [00:07:57] Stéphanie venait d’entrer au jardin d’enfants lorsque ses parents ont décidé de quitter le Laos avec leur jeune famille.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:08:05] Je me souviens que, le jour où nous avons quitté le Laos, nos parents voulaient faire croire que nous vivions encore à la maison. Ma mère a donc fait la lessive et a étendu les vêtements à l’extérieur. Nos voitures sont restées garées devant la maison. Nous avons pris un petit bateau, plutôt un canoë avec un moteur à l’arrière. Nous avons dit que nous allions rendre visite à mes grands-parents, qui habitaient en amont de la rivière.
Kim Thúy [00:08:34] Les parents de Stéphanie n’avaient parlé à personne de leur projet, pas même à ses grands-parents. À la tombée de la nuit, la famille a embarqué sur un bateau pour traverser le Mékong et rejoindre la Thaïlande.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:08:49] Il y avait des militaires de chaque côté de la rivière. Les militaires du Laos avaient ordre de tirer sur tout individu essayant de partir, alors que les militaires de la Thaïlande avaient ordre de tirer sur tout individu essayant de débarquer, car les autorités ne voulaient pas accueillir de personnes réfugiées. La situation était donc très dangereuse. Ma mère était enceinte de mon frère, je pense qu’elle était enceinte de six mois. Il y avait aussi ma jeune sœur, qui devait avoir deux ans. Et puis ma sœur ainée et moi. Certaines parties du Mékong sont très dangereuses. De gros rochers émergent du fleuve. Beaucoup de gens sont morts noyés quand leurs bateaux ont heurté ces rochers. Nous avons donc fait très attention en essayant de traverser sans que les militaires nous voient.
[00:09:42] Notre bateau a ensuite atteint un tourbillon. Il s’est mis à tourner en rond, sans pouvoir s’arrêter. Il se remplissait d’eau à vue d’œil. Nous étions très jeunes et nous ne savions pas nager, ce qui inquiétait énormément nos parents. Je ne sais pas comment, par miracle, mais nous avons réussi à sortir du tourbillon. Nous avons réussi à passer en Thaïlande. Il y avait une famille qui vivait près de la frontière, le long de la rivière. Elle nous a vus et nous a accueillis chez elle pour ne pas que les militaires nous trouvent et nous arrêtent. La famille nous a cachés pour la nuit. Le lendemain, nous nous sommes mis en route vers cinq heures du matin, d’après ce que ma mère nous a dit. Et nous avons marché jusqu’à « Banh Gan Thailand », qui était un camp militaire où les forces étatsuniennes étaient stationnées. Ma mère pensait que nous avions probablement marché pendant 12 heures.
[00:10:38] Ma mère était une femme intelligente. Elle avait cousu des bijoux sous ses vêtements. Et comme elle était enceinte, cela ne se voyait pas. Elle a réussi à vendre quelques bijoux et nous avons acheté un terrain en Thaïlande. Je crois que mes parents cultivaient du riz, des bananes, du maïs et d’autres choses leur permettant de gagner leur vie. Au bout de deux ans, le gouvernement du Laos a demandé à celui de la Thaïlande de renvoyer les personnes réfugiées, faute de quoi un conflit majeur éclaterait entre les deux pays.
[00:11:11] Nos parents ont alors pensé que ce n’était peut-être pas une bonne idée de rester en Thaïlande et qu’il valait mieux aller dans un camp de personnes réfugiées pour demander asile à un autre pays, parce que nous n’étions plus en sécurité à cet endroit.
Kim Thúy [00:11:24] La famille a passé six mois dans le camp de réfugiés, en attendant d’être réinstallée au Canada, aux États-Unis, en France ou en Australie.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:11:36] Je ne pense pas que mes parents aient beaucoup pensé aux différents pays qui pouvaient nous accueillir, voulant simplement quitter le camp. Il n’y avait pas assez de nourriture. Il n’y avait pas d’eau courante… Mes parents voulaient partir le plus vite possible. Nous avons décidé de venir au Canada, parce que c’était le premier avion qui pouvait venir nous chercher. Nous n’avions aucune idée de ce que serait la vie au Canada, si ce n’est qu’il y faisait froid.
Kim Thúy [00:12:00] Stéphanie et sa famille sont arrivées à Montréal en décembre 1979, sans vêtements d’hiver. Au bout de deux semaines, elles ont été transférées dans une petite communauté rurale du sud du Manitoba. Mais la ville isolée n’avait pas grand-chose à offrir à la famille…
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:12:20] Notre famille a été logée dans une maison de deux pièces, sans eau courante, sans électricité, sans chauffage – à l’exception d’un poêle à bois – et sans toilettes. Cette maison était située dans le cimetière de l’église et, bien sûr, les enfants avaient peur parce que nous vivions avec les fantômes, dans le cimetière. Les toilettes extérieures se trouvaient juste à côté de pierres tombales.
Kim Thúy [00:12:44] Et bien sûr, personne en ville ne parlait lao, et personne dans la famille de Stéphanie ne parlait anglais. Les communications se déroulaient ainsi avec l’aide d’un dictionnaire thaï-anglais. Finalement, la famille a pu déménager dans une plus grande ville, où la mère de Stéphanie a pu commencer à suivre des cours d’anglais.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:13:06] Elle a rencontré des membres du personnel enseignant, des mennonites, qui nous ont demandé de leur raconter notre histoire. Lorsque ma mère a raconté son histoire, leur réaction a été de dire : « Oh, mon Dieu, c’est terrible. Que peut-on faire pour vous aider? » Ces personnes ont été extraordinaires. Elles nous ont accueillis et nous ont apporté le soutien émotionnel dont nous avions tant besoin.
Kim Thúy [00:13:32] J’ai rencontré Stephanie pour parler du projet Cœurs en liberté.
[00:13:37] Stéphanie, votre histoire est incroyable. Qu’est-ce que vous ressentez quand vous vous entendez la raconter?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:13:43] Chaque fois que je m’entends raconter cette histoire, je trouve toujours quelque chose de nouveau à ajouter, et je pense à ma propre mère et aux histoires qu’elle nous racontait de notre fuite. Cela montre son endurance et son courage, mais cela fait aussi remonter pas mal d’émotions. J’imagine ce par quoi notre famille est passée. Nous, les enfants, n’avions surement pas vécu les évènements de la même manière que nos parents. Mais j’ai gardé des souvenirs très nets de notre fuite.
Kim Thúy [00:14:11] Quelle est l’inspiration qui se trouve derrière Cœurs en liberté?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:14:17] C’était très important pour les communautés d’Asie du Sud-Est. Les membres de ces communautés voulaient préserver leurs histoires, leurs expériences de réinsertion et d’établissement au Canada. Ces gens voulaient avoir la certitude que ces histoires personnelles seraient racontées et transmises. Pour beaucoup de personnes que nous avons interrogées, c’était la première fois qu’elles racontaient leur histoire. Pour regarder l’entrevue complète d’une personne réfugiée en particulier, il n’y a qu’à se rendre sur le site Web pour entendre sa voix. Nous avons demandé aux personnes réfugiées de s’exprimer dans la langue qui leur était la plus familière : l’anglais, le français, le vietnamien, le lao ou le khmer.
Kim Thúy [00:15:01] Pourquoi avez-vous choisi d’inclure les trois pays? Le Laos, le Vietnam et le Cambodge?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:15:07] Je pense qu’il était important d’inclure ces trois pays, car, à la suite de la guerre du Vietnam et ses conséquences au Cambodge et au Laos, en 1975, ils sont, tous les trois, tombés aux mains des communistes. Ils ont donc connu les mêmes persécutions, les mêmes changements économiques et les mêmes camps de rééducation. La guerre du Vietnam est souvent considérée comme la deuxième guerre d’Indochine. Le Laos a la particularité d’être le pays le plus bombardé au monde par personne. Je crois qu’entre 1964 et 1973, plus de 2,5 millions de tonnes de bombes ont été larguées sur le Laos, soit l’équivalent d’un avion chargé de bombes toutes les 8 minutes, 24 heures sur 24, pendant neuf ans.
[00:15:56] Et nous savons qu’au Cambodge, il y a eu les champs de la mort et les Khmers rouges, tristement célèbres, qui ont tué environ 2 millions de personnes. Il était donc très important d’inclure ces trois histoires pour donner une image complète de ce qui se passait en Asie du Sud-Est à cette époque.
Kim Thúy [00:16:13] Entre 1979 et 1980, le Canada a accueilli plus de 60 000 réfugiés d’Asie du Sud-Est. A quoi attribuez-vous cette générosité ou cette ouverture d’esprit, je dirais?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:16:28] Oui, à cette époque, comme au plus fort des mouvements de personnes réfugiées d’Indochine ou d’Asie du Sud-Est, les médias internationaux couvraient largement ce qui se passait en Asie du Sud-Est. On a donc entendu et vu des histoires de femmes et d’enfants qui avaient perdu la vie pendant cette guerre. Vous avez vu les images des « boat people », les gens du Vietnam qui se trouvaient dans des bateaux surchargés et non étanches dans la mer de Chine méridionale, et qui étaient attaqués par des pirates. Ces histoires ont attiré l’attention du monde entier. C’est ce qui a fait réagir le Canada et d’autres pays. Il y a eu aussi la célèbre photo de Kim Phuc, une fillette de neuf ans, dont la peau avait été brulée par les bombes au napalm tombées sur sa ville. Je pense que le monde a été horrifié par cette photo. Par ailleurs, je crois que beaucoup de gens au Canada se souviennent de leurs propres expériences ou de celles de leur famille, qui ont fui les différentes guerres en Europe, y compris la Seconde Guerre mondiale. Et je sais que les mennonites, par exemple, se souviennent également de l’expérience de leurs familles qui ont fui les guerres et les persécutions en Europe et en Russie, et de la façon dont elles ont pu s’établir et se réinsérer ici, au Canada.
Kim Thúy [00:17:47] Mais alors, comment l’attitude des Canadiens à l’égard de l’accueil des réfugiés a-t-elle changé depuis ?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:17:54] Oui, c’est une question compliquée. Le Canada continue de réinsérer des personnes réfugiées, comme en témoignent l’accueil de gens qui ont fui la Syrie et, plus récemment, l’Ukraine. C’est formidable d’accueillir des gens de l’Ukraine, mais, selon moi, il est toujours possible d’en faire plus et d’accueillir des gens de partout ailleurs dans le monde.
Kim Thúy [00:18:15] Serait-ce le but de cette exposition ?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:18:19] Le but de l’exposition est de raconter l’histoire de personnes réfugiées d’Asie du Sud-Est et de préserver cette histoire, d’une part parce qu’elle est très importante; d’autre part parce qu’elle constitue un élément essentiel de l’histoire du Canada. Les personnes réfugiées issues de ces mouvements ont très bien réussi avec leur citoyenneté canadienne, et leur contribution au Canada et au reste du monde est importante, sous diverses formes. Nous pouvons voir la résilience, le courage et l’endurance des personnes réfugiées de l’Asie du Sud-Est, ainsi que la façon dont elles ont pu surmonter toutes les persécutions, les traumatismes et les obstacles, puis refaire leur vie avec leur famille ici au Canada… beaucoup ont bouclé la boucle.
[00:19:05] Aujourd’hui, on entend parler de certaines personnes issues de ces mouvements qui aident, à leur tour, des gens venus d’Éthiopie, de Syrie, d’Afghanistan et maintenant d’Ukraine. Il est donc extrêmement important de raconter ces histoires. Par ailleurs, ces moments représentent une période extraordinaire de l’histoire du Canada en termes de collaboration et de partenariat entre le gouvernement canadien, les ONG et la population ordinaire.
Kim Thúy [00:19:34] Si vous pouviez revenir en arrière, que diriez-vous à cette petite fille dans le camp de réfugiés en Thaïlande, il y a pas si longtemps ?
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:19:44] Voilà ce que je dirais à cette petite fille : « Tu as de la chance. Tu vas au Canada. Dans un pays où l’on va t’aider, t’offrir des occasions, te permettre de bien gagner ta vie, d’avoir une vie agréable. » Mais je me demande aussi ce que je dirais aux petites filles qui vivent aujourd’hui dans des camps de personnes réfugiées dans le monde entier. Je ne sais pas si ces petites filles auront autant de chance que moi, car beaucoup d’entre elles n’auront peut-être pas l’occasion de venir au Canada ou d’aller dans d’autres pays. Beaucoup d’entre elles vivent là depuis de nombreuses années. Des enfants, vous le savez, ont vu le jour dans ces camps. C’est la seule chose qui leur est connue. En ce qui concerne la réinsertion, les différents pays du monde réinsèrent moins de 1 % des gens identifiés dans le cadre du mandat du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Nous ne réinsérons que très peu de gens. Pourtant, les besoins sont tellement importants dans le monde d’aujourd’hui : il y a 33 millions de personnes réfugiées dans le monde et 103 millions de personnes déplacées de force. Il est donc important pour nous, je pense, en tant que communauté, en tant que communauté internationale, d’en faire plus.
[00:21:05] Oui. Kim, j’aimerais aussi vous demander ce que vous diriez à une petite fille qui se trouve dans un camp en Malaisie.
Kim Thúy [00:21:13] Comme vous, je ne sais pas vraiment ce que je dirais à cette petite fille, mais j’ai eu l’occasion de retourner au Centre du Croissant-Rouge à Kuala Lumpur en Malaisie, pour une émission de télévision. Et dans le cadre de cette émission, toutes les cartes d’identité que le Croissant-Rouge avaient préparées pour nous, avaient été rassemblées dans une même pièce : il y en avait 252 000. Je suis entrée et je me suis mise à trembler : je n’arrivais pas à croire que nous avions été un si grand nombre. Dans un camp, vous ne connaissez que les gens qui vous entourent.
Alors quand vous voyez ces nombres, c’est absolument époustouflant. J’ai commencé à chercher mon nom, puis les noms de ma famille. Mais je n’ai pas trouvé le nom de ma mère. Et je me disais, je me répétais, « Je sais où se trouve ma mère. Elle est à Montréal. Elle va bien, elle est en bonne santé, elle est heureuse. Mais pourquoi est-ce que c’était si important de trouver sa carte? »
[00:22:13] J’ai continué à chercher parmi les cartes et je ne la trouvais toujours pas. J’ai paniqué et j’ai commencé à pleurer. Je suis redevenue cette petite fille, parce que sur le bateau, je n’avais pas… j’avais été séparée de mes parents pendant les deux premiers jours. Et tout d’un coup toute cette peur est remontée, la peur de perdre mes parents, de perdre ma famille. Je n’avais pas non plus retrouvé mes frères pendant les premières 24 ou 36 heures sur ce bateau. Alors de me retrouver dans cette pièce … je me suis sentie comme une goutte d’eau dans la mer.
[00:22:47] Chaque fois que tu es désemparée, pense à quel point un moustique peut affecter ta vie … quand tu essayes de dormir et qu’il y a un moustique dans ta chambre, ça te perturbe complètement. Ce moustique est l’inspiration qui nous permet de trouver les moyens de nous battre, comme les moustiquaires, les vaporisateurs, l’encens, toutes sortes de choses. Quand je me sens trop petite pour envisager un quelconque changement, je pense à cette théorie du moustique.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:23:15] Oui, c’est une excellente analogie. Chaque histoire est unique et formidable… et d’en raconter ne serait-ce qu’une seule pourrait contribuer à créer des changements.
Kim Thúy [00:23:25] Je suis certaine que votre exposition va aider au moins, j’allais dire une petite fille de plus, mais à mon avis, ce sera beaucoup plus. Alors merci beaucoup d’avoir accompli ce travail.
Stephanie Phetsamay Stobbe [00:22 :37] Merci de m’avoir invitée.
Kim Thúy [00:23:41] L’exposition Cœurs en liberté est le fruit d’un partenariat entre l’Université Carleton, l’Université mennonite canadienne et la Société historique de l’immigration canadienne. Elle a aussi bénéficié des conseils du Musée canadien de l’histoire et du Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Pour entendre tous les entretiens ou pour voir des photos, des documents de recherche et autres, rendez-vous sur Hearts of Freedom point o-r-g, barre oblique f-r. L’exposition sera en tournée à travers le Canada en 2023 et en 2024. Pour en savoir plus ce qui concerne le mouvement des réfugiés d’Asie du Sud-Est dans la collection du Musée canadien de l’histoire, consulter les notes de l’émission ou visitez museedelhistoire.ca
CRÉDITS :
Merci d’avoir écouté Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Je suis Kim Thúy.
Artéfactualité est produit par Makwa Creative, en collaboration avec Antica Productions. Tanya Talaga est la présidente de Makwa Creative; Jordan Huffman en est la productrice déléguée. Lisa Gabriele, Andrea Varsany et Sophie Dummett sont respectivement productrice, productrice associée et recherchiste pour Antica. Laura Regehr est productrice déléguée et Stuart Coxe est producteur délégué à Antica. Mixage et conception sonore par Alain Derbez.
Jenny Ellison et Robyn Jeffrey, du Musée canadien de l’histoire, sont les productrices déléguées de ce balado.
Daniel Neill, chercheur dans le domaine du sport et des loisirs, est le coordonnateur des balados du Musée.
Transcription de l’épisode
Kim Thúy [00:00:02] Imaginez un musée du futur… Entièrement constitué des histoires que nous nous racontons. Pas les histoires que nous trouvons dans les manuels scolaires, mais celles racontées par les gens qui les ont vécues… Quelles histoires vous toucheraient le plus? Lesquelles selon vous résisteraient au temps? Et lesquelles ont une incidence sur la façon de vivre notre vie, aujourd’hui et à l’avenir?
[00:00:29] Bienvenue à Artéfactualité, une série de balados présentant de remarquables histoires recueillies par le Musée canadien de l’histoire. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice.
[00:00:46] Cet épisode d’Artéfactualité s’intitule… Le prince du plastique.
Karim Rashid [00:00:52] Le design, c’est pour notre quotidien. Le design, ce sont ces objets qui nous entourent. Tant qu’à faire tous ces efforts d’ingénierie, payer ces couts de fabrication, impliquer tant de personnes pendant des années, aussi bien créer quelque chose de poétique, de beau et qui fonctionnera mieux, non?
Kim Thúy [00:01:10] Karim Rashid est considéré comme un designer industriel mondialement reconnu. Même si vous n’avez jamais entendu parler de lui, vous avez probablement déjà vu son travail. Vous pourriez même posséder un exemplaire ou deux de l’une de ses conceptions. L’une de ses créations les plus emblématiques est une simple poubelle, appelée The Garbo, qu’il a réalisée pour le magasin de décoration Umbra, en 1996. Le récipient en plastique incurvé, doté de découpes ovales pour les poignées et d’une ouverture plus large que son fond, invite pratiquement les déchets à y entrer. C’est très représentatif du travail de Karim Rashid, soit des conceptions colorées, sensuelles, tout en courbes… sans bords rugueux, très fonctionnel et très beau. Et son travail couvre un large éventail. Du grand art aux objets ménagers du quotidien. Karim Rashid adore travailler avec du caoutchouc synthétique ou du silicone, ainsi qu’avec des matériaux comme le santoprène et l’évoprène, qui, selon lui, imitent la douceur de la peau humaine. Bien avant d’avoir accès à son travail, aux objets physiques qu’il crée, il y a une histoire derrière la naissance des œuvres. Des forces qui ont façonné l’esthétique du designer aux lieux où il a développé sa philosophie singulière, tout fait en sorte que même une simple poubelle mérite notre attention.
[00:02:59] Karim Rashid est né au Caire, en Égypte, une ville aussi intense et animée en 1960 qu’aujourd’hui. Mais son enfance lui a permis de faire le tour du monde. Après le Caire, sa famille s’est installée à Rome, puis à Londres, où Karim, à la voix douce, a fait ses premières armes.
Karim Rashid [00:03:22] Je me souviens très bien de l’Angleterre. J’étais à la garderie là-bas. Je me souviens qu’on me tapait la main avec une règle parce que j’étais gaucher. Alors, on m’a amené à écrire avec ma main droite. C’est mon plus grand souvenir. Et ça me sert bien, aujourd’hui, parce que je suis ambidextre, ce qui est très bien.
Kim Thúy [00:03:41] Après Londres, et un court passage à Paris, les Rashid ont pris place à bord du paquebot Queen Elizabeth, en direction de Montréal. Traverser l’Atlantique avec sa famille est l’un des souvenirs les plus anciens et les plus marquants de Karim, alors qu’une des activités à bord était spécialement organisée pour les enfants.
Karim Rashid [00:04:08] Il y a eu un concours de dessin à bord du bateau. C’est pourquoi je m’en souviens très bien. Il y avait peut-être une centaine d’enfants à bord. Et on nous avait demandé de dessiner. Je crois que nous avions une demi-heure. J’étais assis là, avec mon frère et les autres enfants. Je m’en souviens très bien. Je ne savais pas quoi dessiner. On était sur un bateau. Je voulais dessiner un immeuble, mais ce n’était pas le bon contexte. Beaucoup d’enfants dessinaient leur famille, le bateau, le soleil ou la mer. Moi, j’étais fasciné par le fait que nous allions dans un nouveau pays. Et mes parents avaient réussi, je ne sais comment, à prendre tout ce qui nous appartenait et entasser tout ça dans quelques boites et quelques valises. J’étais fasciné par l’idée de la compression des choses et de l’entreposage. Alors j’ai dessiné des bagages. C’est ce que j’ai dessiné. Je me souviens d’avoir dessiné une sorte de valise verticale ouverte avec des chemises empilées dedans avec des chaussures. Et j’ai gagné le concours. C’est pour ça que je me souviens très très bien de cette période. Pour moi, en tant qu’enfant, je me suis senti très fier.
Kim Thúy [00:05:20] Les Rashid ont débarqué à Montréal à une époque où la ville et le pays prenaient leur essor. Et rien n’a autant marqué l’arrivée du Canada sur la scène internationale qu’Expo 67. C’était un évènement avant-gardiste, surtout du point de vue du design.
[00:05:52] Expo 67 était le siège d’Habitat 67, le célèbre complexe d’appartements composé de cubes empilés les uns sur les autres, conçu par le légendaire architecte Moshe Safdie. Ce complexe est d’ailleurs encore visible aujourd’hui. Mais c’est à Expo 67 que la graine plantée sur ce paquebot a commencé à prendre racine et à s’épanouir.
Karim Rashid [00:06:22] Je crois que c’est ce qui a fait que, mon frère et moi, nous nous sommes dirigés vers le design et l’architecture. Mon père nous y emmenait presque tous les jours. On a eu accès à Terre des Hommes, à Habitat 67 et à toutes ces choses fantastiques. Et je pense que ça a été l’une des dernières expositions vraiment radicales dans le monde. C’était très important pour le Canada. Cette expo a fait connaître Montréal à l’international.
Kim Thúy [00:06:49] Le séjour de la famille à Montréal a cependant été de courte durée. Le père de Karim a trouvé un travail de conception de décor à la Canadian Broadcasting Corporation. La famille s’est donc installée à Toronto, à une époque où les banlieues étaient encore entourées de forêts et de rivières.
Karim Rashid [00:07:13] C’était près de Burnhamthorpe Road, je me souviens. Une nouvelle école secondaire était en construction et les routes étaient faites de terre. Elles n’étaient même pas encore goudronnées. Il n’y avait que des petites maisons neuves. C’était agréable d’emménager là-bas, parce que ce n’était pas vraiment la banlieue. C’était la campagne en quelque sorte, parce que derrière notre maison il y avait une voie ferrée et puis des vergers de pommiers. Eh puis il y avait une énorme forêt pas loin, ainsi que la rivière Mississauga. Nous avions l’habitude d’aller près de la rivière pour pêcher et faire du vélo, de la randonnée et du camping.
Kim Thúy [00:07:52] Là, dans cet environnement idyllique, le père de Karim l’a aidé à poser les bases de son esthétique, lui donnant le sentiment que notre propre environnement était une chose que nous pouvions modifier pour qu’il corresponde parfaitement à nos gouts.
Karim Rashid [00:08:11] On a donc emménagé dans cette maison de banlieue, mais mon père a décidé d’abattre un mur et de faire une ouverture circulaire pour passer d’une pièce à une autre. Il a mis de super éléments graphiques sur tous les murs, ainsi que d’intéressantes affiches vraiment étranges. Et il y avait beaucoup de couleurs. Des fauteuils turquoise, un canapé rose, des trucs comme ça. Mon père aimait beaucoup utiliser la peinture et il utilisait beaucoup de couleurs dans son travail. Il a fini par installer un atelier au sous-sol de la maison pour dessiner son propre mobilier. J’ai vu cela comme quelque chose de poétique et de très unique chez mon père. Bien évidemment, il dessinait. Nous faisions ce truc le dimanche matin, où nous séparions la famille, et nous nous dessinions chacun et chacune. Nous nous asseyions à la table du petit-déjeuner après avoir mangé. Je dessinais mon frère, par exemple, mon frère dessinait ma sœur et ma sœur dessinait mon père… c’était vraiment bien. Nous faisions ce genre de choses, mais mon père n’a jamais exigé de nous de devenir des gens créatifs ou de poursuivre une carrière créative. Mais je pense que, étant donné notre environnement et le comportement de mon père, c’était inévitable. J’étais aussi très impressionné par les objets qu’on avait à la maison. Mon père achetait de très jolies choses. Peu de choses, parce que nous n’étions pas riches, mais quand il achetait quelque chose, c’était très joli. Il m’a acheté un radio-réveil Braun orange.
[00:09:30] J’avais donc à côté de mon lit ce bel objet arrondi, minimaliste, épuré en plastique orange vif. Et j’ai fini par aimer cet objet. J’ai aimé la matière plastique et les choses douces. Et sans même savoir d’où ça venait, elles étaient très humaines à mes yeux. Elle était connectée à mon corps et à mon esprit. Elles étaient connectées à mon corps et à mon esprit. Il y avait un effet relaxant sur moi lorsque ces objets se trouvaient dans mon environnement. Et certains meubles de mon père avaient les mêmes bienfaits.
Kim Thúy [00:10:06] Quand le jour est venu d’aller à l’université, il a demandé à étudier l’architecture à Carleton. Parce que c’est ce qu’on étudiait à l’époque, si le design vous intriguait. Il ne restait toutefois plus de place dans ce programme. Karim a alors été dirigé vers une nouvelle formation en design industriel… et, c’est ainsi que son destin a été scellé.
Karim Rashid [00:10:33] Je crois que c’est un moment très important dans la vie d’un étudiant ou d’une étudiante. Parce que c’est un tout nouveau milieu social, avec des gens qui viennent de partout, et parce que vous êtes loin de vos parents. Et, avec un peu de chance, vous faites ce qui vous passionne. C’était une belle période. Et Ottawa est une magnifique ville où étudier, parce que c’est calme. J’ai aimé cet isolement. Nous faisions du ski sur la rivière des Outaouais pour aller à nos cours. Les hivers étaient un peu rudes, mais j’ai beaucoup aimé cette période.
Kim Thúy [00:11:06] Après Carleton, tout a changé. Il a fait ses études supérieures en Italie, vivant dans une sorte de Poudlard pour designers, sur la côte amalfitaine.
Karim Rashid [00:11:20] Je me suis retrouvé à vivre dans une maison en porte-à-faux sur une falaise avec vue sur Sorrento et sur Capri. J’y ai passé, je crois, huit mois entre l’automne et l’hiver. Et en hiver, c’était très renfermé. C’était très étrange. Un peu fantomatique. Toutes les boutiques étaient fermées, il n’y avait pas de tourisme. C’était une belle période pour étudier.
Kim Thúy [00:11:43] Dans cette maison en Italie, avec vue sur la mer, Karim a vécu avec d’autres designers provenant du monde entier, qui ont sur l’inspirer. L’un de ces designers venait du Japon et avait conçu des montres pour Seiko. Un autre arrivait du Danemark et était créateur de mode. C’est là qu’il a appris à penser au design d’une manière globale.
Karim Rashid [00:12:12] Les produits se doivent d’avoir une approche générale. Si vous dessinez un téléphone cellulaire, il va y avoir des millions de personnes qui vont s’en servir et il faut penser à l’ensemble des utilisateurs et utilisatrices. Mais l’approche doit aussi être acceptée collectivement. Elle ne peut pas être trop familière ou trop spécifique à une culture. C’est donc une chose que j’ai apprise d’une certaine manière sur l’approche italienne générale. C’était, en un sens, de la facilité, mais je n’aime pas trop ce mot. Disons plutôt minimaliste. De belles choses, de magnifiques choses minimalistes. C’est ce que j’ai apprécié du design italien. Ce que j’ai aussi appris en Italie, c’est que beaucoup de personnes et d’entreprises là-bas étaient déterminées à faire quelque chose d’original. Et j’ai toujours cru en ce sens de l’originalité. C’était à l’opposé de mon éducation même.
Kim Thúy [00:13:07] Après l’Italie, Karim a enseigné un temps à la prestigieuse Rhode Island School of Design, mais il a été renvoyé pour son approche théorique de l’enseignement, qui privilégiait la philosophie à la pratique. Il a atterri à l’Institut Pratt, à Brooklyn. Lorsqu’il n’enseignait pas, il errait à New York, à la recherche d’entreprises voulant de ses créations.
Karim Rashid [00:13:37] Je me suis dit : « Vous savez quoi? Je vais travailler. » J’aime cette notion de design démocratique depuis toujours. Ça remonte à la petite chaine stéréo blanche que j’avais et à mon radio-réveil orange. Ainsi que toutes les choses qu’il y avait chez mes parents, parce que mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent, mais achetaient de belles choses. Je me suis dit que c’était ça, le design. Le design, c’est pour notre quotidien. Le design, ce sont ces objets qui nous entourent. Tant qu’à faire tous ces efforts d’ingénierie, payer ces couts de fabrication, impliquer tant de personnes pendant des années, autant aller jusqu’au bout.
[00:14:18] Autant créer quelque chose de poétique, de beau et qui fonctionnera mieux, non? J’étais déterminé. J’ai donc contacté 100 compagnies, et cela est véridique. Je suis allé à la bibliothèque municipale de New York, parce qu’il fallait consulter les annuaires pour contacter les compagnies. C’était l’enfer. Je rentrais à la maison après huit heures passées là-bas avec, peut-être, quatre numéros. Et j’appelais. J’appelais directement, à l’aveuglette. Je tombais sur des secrétaires. Mais il fallait que je tombe sur une personne à qui je pourrais dire : « Je veux travailler pour vous. Je veux vous faire un projet. » J’ai contacté Gillette, Lazy-Boys, Coca-Cola, toutes les entreprises de masse, parce que je voulais faire des produits de masse. Vous savez, Brita, l’entreprise de filtres, toutes ces marques, du moins beaucoup de ces marques, sont encore énormes. Eh puis j’ai contacté Umbra, parce que j’allais rendre visite à ma famille à Toronto et j’ai pensé que peut-être il y aurait un intérêt à travailler avec moi. Et j’ai rencontré Paul Rowan et Les Mendelbaum, les propriétaires. Ils ont été très gentils et m’ont donné comme projet de concevoir une corbeille à papier.
Kim Thúy [00:15:30] Égal à lui-même, Karim s’est attelé à la tâche à cœur perdu. Il a dessiné des centaines de conceptions de corbeilles à papier. Chez Umbra, Paul et Les les ont réduit à trois versions qu’ils ont aimées, apportant les dessins au célèbre « Housewares Show », à Chicago. Leurs gros clients, comme « Bed Bath and Beyond » et « Staples », ont pu voir les prototypes de Karim, dont un qu’il avait appelé « The Garbo ».
Karim Rashid [00:16:03] Ces entreprises voulaient avoir une rétroaction, parce que, ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que l’outillage nécessaire à la fabrication d’une corbeille de ce type coute environ 100 000 dollars. La corbeille Garbo, que j’ai dessinée, avait été rejetée par tout le monde. Personne n’en voulait. Et Les Mandelbaum était assis au kiosque à Chicago.
[00:16:25] Il s’est tourné vers moi en disant « Je ne sais pas. Les entreprises n’en veulent pas. Elles trouvent ça trop extrême, trop progressif… c’est juste une corbeille, quoi. Et on dirait un gros vase. Ça pourrait être n’importe quoi. » Mais elle était intéressante, son prix était bon, le matériau était parfait. Tout avait été bien pensé. J’avais fait des anses, on ne touchait donc pas aux ordures avec les mains. J’avais fait un fond arrondi à l’intérieur pour que le café ou les liquides ne restent pas coincés au fond. Puis, Les s’est tourné vers moi et m’a dit : « Tu sais quoi? J’ai confiance en cette corbeille. On va la faire quand même.
Kim Thúy [00:17:05] Le lancement de la corbeille Garbo en 1996 a changé la donne pour Karim, pour Umbra et pour le design canadien. Elle s’est vendue à plus de 2 millions d’unités au cours de ses deux premières années de production. Elle reste à ce jour l’une des pièces les plus populaires jamais vendues par Umbra. Une Garbo figure même dans la collection de design du Musée canadien de l’histoire, ainsi qu’une version plus petite, surnommée la Garbino.
Karim Rashid [00:17:42] me rappelle que j’étais très fier. Je passais devant Bed Bath & Beyond et je voyais la corbeille en vitrine. Je me disais : « Ouah », comme si j’avais enfin fait quelque chose. Les entreprises qui ont fait des choses radicales dans ce monde l’on fait par intuition, pas avec des groupes de discussion ou du marketing. Et je suis perpétuellement confronté à ça avec toutes les entreprises avec qui je travaille… il y a tellement de phases de prise de décision. C’est intéressant, ce que je faisais. J’étais reconnu pour fabriquer des objets banals dont personne ne se souciait. Et je me rappelle, un jour, j’étais dans l’avion, je crois que c’était la première fois que je voyageais en classe affaire. Je ne me souviens plus où j’allais. Et le gars assis à côté de moi a commencé à feuilleter un magazine de luxe. Eh puis nous avons commencé à discuter. Il m’a demandé : « Que faites-vous? » Et j’ai répondu : « Oh, je suis designer industriel. » Puis il m’a demandé : « C’est quoi? » Je lui ai dit : « Eh bien, je conçois des produits et des objets. Vous savez, le design de produits, tout ça. » Il ne comprenait toujours pas. Alors, j’ai dit : « Oh vous voyez ce truc dans le magazine? On conçoit ce genre de choses. » Et il l’a regardé et il a dit : « Ah, vraiment? Oh, ouah, c’est très intéressant. Alors, sur quoi travaillez-vous en ce moment? » J’ai répondu : « Je travaille sur une poubelle. » Et le gars a ri pendant toute l’heure qui a suivi. À ce moment, j’ai pensé : « qu’est-ce que je fais ». C’est ce que je fais. Je conçois des choses vraiment banales.
[00:19:27] Et j’étais très déçu par le fait que les gens ne savent même pas que les objets qui nous entourent ont été conçus. Ils pensent qu’ils sont juste tombés du ciel, comme ça. Et pourtant, il y a beaucoup de personnes qui ont travaillé derrière tout ça.
Kim Thúy [00:19:42] Depuis ce voyage en avion, Karim s’est donné pour mission d’éduquer les gens sur la conception des objets qui nous entourent dans notre quotidien. Ces dernières années, cette mission l’a amené à mettre davantage l’accent sur le développement durable en travaillant avec des matériaux plus recyclables et plus durables.
Karim Rashid [00:20:06] Si on veut un monde meilleur, il faut faire de meilleures choses. Et c’est ce que j’essaie de faire depuis que j’ai commencé à pratiquer. Finalement, je ne suis que designer. Peut-être un peu philosophe aussi, mais je suis un designer. Je ne suis pas un athlète ou une vedette d’Hollywood, vous voyez ce que je veux dire? Alors, c’est difficile pour moi de me voir dans cette position. J’étais avec des membres de ma clientèle il y a quelques jours. Tout le monde était nerveux autour de la table : « Je n’en reviens pas qu’on soit avec vous! » Je ne comprenais pas pourquoi. Peut-être parce qu’intérieurement je n’ai pas l’impression d’avoir changé tant que ça. Je crois que c’est quelque chose que j’ai en moi. Et je suis très honnête en disant ça. Je ne dis pas ça parce que vous êtes canadienne. Mais il y a une certaine humilité, je trouve, chez les gens au Canada. Un côté très sincère. Et je crois que c’est parce que j’ai vécu au Canada et que finalement je me sens Canadien que j’ai une certaine humilité. Ça me permet de ne pas devenir ce genre de personnage arrogant qui se dit : « Maintenant, je suis célèbre, maintenant j’ai réussi! », vous voyez? Je continue simplement à prendre plaisir à faire ce que je fais, et j’accepte les bons et les mauvais côtés. La plus grande chose qui puisse vous arriver, c’est de faire un travail qui vous passionne. Être ici pour faire ce que vous devez faire ici-bas. Parce qu’il y a une raison pour laquelle nous sommes sur cette terre. Chacun et chacune a un sens à sa vie qu’il lui faut trouver. Il serait magnifique de créer un monde où tout le monde ferait ce pour quoi il a été mis sur cette Terre.
Kim Thúy [00:21:47] L’incroyable histoire de Karim Rashid montre comment son parcours est intimement lié au travail de toute une vie, avec les idéaux qui guident sa philosophie personnelle, comme la démocratie et l’accessibilité, la fonctionnalité et l’inclusion et l’engagement envers ce qu’il appelle « l’embellissement rigoureux de notre environnement bâti ». Ce sont peut-être là, les artéfacts qui perdureront longtemps…
CRÉDITS:
Kim Thúy [00:28:08] Merci d’avoir écouté Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Je suis Kim Thúy.
Artéfactualité est produit par Makwa Creative, en collaboration avec Antica Productions. Tanya Talaga est la présidente de ; et Jordan Huffman en est la cheffe de production. Stuart Coxe est président d’Antica Productions. Lisa Gabriele et Laura Reghr en sont les cheffes de production. Sophie Dummett est recherchiste pour Antica. Laura Reghr est productrice déléguée et Stuart Cox est producteur délégué à Antica.
L’entretien avec Karim Rashid a été réalisé par Laura Sanchini, conservatrice de l’artisanat, du design et de la culture populaire.
Le mixage et la conception sonore ont été réalisés par Mitch Stuart.
Jenny Ellison et Robyn Jeffrey, du Musée canadien de l’histoire, sont les productrices déléguées de ce balado.
L’entretien avec Karim Rashid a été réalisé par Laura Sanchini, conservatrice de l’artisanat, du design et de la culture populaire au Musée canadien de l’histoire.
Daniel Neill, chercheur dans le domaine du sport et des loisirs, est le coordonnateur des balados du Musée.
Consultez le site museedelhistoire.ca pour découvrir les autres histoires, articles et expositions du Musée. Pour plus d’informations sur Karim Rashid, la Garbo, et la collection de design du Musée, consultez les liens dans les notes du balado.