Depuis des générations, le Canada est une terre d’accueil pour des gens provenant de partout ailleurs sur la planète. Choisi par des centaines de milliers d’Européens et d’Américains depuis le xviiie siècle, le Canada est devenu au milieu du xixe siècle une destination prisée de nos voisins afro-américains pour qui notre pays était alors synonyme de liberté.
Le Musée canadien de l’histoire a récemment acquis le manuscrit original d’une chanson qui exprime le désir d’un esclave de fuir les États-Unis. Il s’agit d’une œuvre de Joshua McCarter Simpson (1820-1876), un compositeur afro-américain et « agent » du chemin de fer clandestin. Intitulée I’m on my way to Canada (Je m’en vais au Canada), la chanson relate l’histoire d’un esclave qui veut s’évader et se rendre au nord de la frontière malgré notre climat difficile – notre « cold and dreary land (pays froid et triste) ». Simpson la compose dans son État natal de l’Ohio en 1852, et elle paraît d’abord dans la brochure publiée la même année et intitulée Original Anti-Slavery Songs regroupant plusieurs chansons qui soutiennent la cause abolitionniste.
Le contexte des années 1850
Nous sommes à quelques années du début de la guerre civile aux États-Unis. L’écart entre le Sud et le Nord, entre les tenants de l’esclavage et leurs opposants, s’élargit. Depuis l’adoption du Fugitive Slave Act en 1850, le flux migratoire issu des États esclavagistes qui se destine au Canada augmente. Même dans le Nord, beaucoup partent pour le Canada, craignant les efforts des slave catchers (rattrapeurs d’esclaves) qui, en vertu de cette loi, ont le droit de capturer à nouveau les réfugiés de l’esclavage même s’ils résident dans un État libre. Pensons par exemple au cas de Shadrack Minkins auparavant esclave en Virginie, refugié à Boston où il a travaillé comme serveur et qui, après son arrestation surprise, le 15 février 1851 et une évasion fort spectaculaire, fut transporté en vitesse à Montréal. L’aventure a coûté 1400 $ au Boston Vigilance Committee qui, par un appel public, est parvenu à payer la majeure partie de cette somme. Peu à peu le mouvement abolitionniste fait boule de neige, et pour cause.
La loi de 1850 envoie des ondes de choc dans toute la communauté afro-américaine. Le chemin de fer clandestin (Underground Railroad), réseau illégal qui conduit les fugitifs de l’esclavage du Sud des États-Unis vers l’Amérique du Nord britannique, prend de l’ampleur. Selon l’historien Larry Gara, la communauté noire s’implique de plus en plus dans la mise en œuvre du chemin de fer clandestin. Et pour soutenir le chemin de fer, il y a tout un mouvement – une véritable contre-culture – qui milite en faveur de l’abolition de l’esclavage. Le mouvement utilise tous les moyens à sa disposition. On présente des candidats abolitionnistes pour les élections. On publie des journaux, dont le fameux Liberator de William Garrison et le North Star de Frederick Douglass. Un grand nombre de dépliants, de lettres et de journaux sont envoyés par la poste afin de promouvoir la cause ou afin d’aider les esclaves dans leurs projets d’évasion.
Les médias, la musique et le mouvement abolitionniste
La campagne contre l’esclavage est fortement médiatisée. Il suffit de penser à l’impact du livre à succès de Harriet Beecher Stowe, La case du père Tom (Uncle Tom’s Cabin). Publié d’abord sous forme de feuilleton au cours de 1851, le roman complet voit le jour en mars 1852. Quelques mois plus tard, en octobre, les ventes atteignent les 125 000 exemplaires. Une version française est publiée à Montréal sous le titre : La case du père Tom en 1853. Ainsi, dans sa jeunesse, Wilfrid Laurier pouvait lire ce roman dans sa langue maternelle. On en tire une pièce de théâtre qu’on monte à Toronto et ailleurs. S’il s’agit d’un succès qui repose sur une brillante stratégie de marketing formulée par l’éditeur, force est de constater qu’il existe aussi une énorme demande pour cette littérature engagée. Le mouvement de masse contre l’esclavage prend son envol.
La musique fait partie intégrante de la contestation. Les gens qui participaient aux rassemblements abolitionnistes – tenus à travers les États-Unis – entonnaient des chansons prônant l’aspiration à la liberté et l’abolition de l’esclavage. Ces chansons sont interprétées parfois par des assemblées entières et parfois par des chorales professionnelles ou semi-professionnelles, telles que les célèbres Hutchinson Family Singers – bien connues pour leur succès Get off the Track – qui fréquentent ces événements et qui attirent plus de 20 000 participants lors d’un rassemblement à Boston. Simpson est de loin le compositeur de ces chansons le plus prolifique, et ses œuvres sont des incontournables lors des rassemblements abolitionnistes. La chanson lui sert de moyen de persuasion et d’outil de communication de masse.
La stratégie musicale dans I’m on my way to Canada
Pour exploiter pleinement le pouvoir persuasif de la chanson, Simpson emploie une stratégie sûre et éprouvée par la vague de réveils religieux qui a secoué les États-Unis au début du xixe siècle : il allie ses textes aux mélodies les plus connues du jour. Ainsi puise-t-il grandement dans le répertoire du blackface minstrel show, qui jouit d’une énorme popularité dans tout le pays et qui se caractérise par des chansons interprétées par des comédiens blancs aux visages « noircis ». Le compositeur le plus célèbre du genre est sans conteste Stephen Foster, dont les succès Oh! Susanna (1848), Camptown Races (1850) et Swanee River (1851) – qui deviendront tous de véritables standards du répertoire américain – sont des chansons blackface. Simpson adopte ces mélodies, alliant par exemple les paroles de I’m on my way to Canada à la mélodie et au rythme de Oh! Susanna. « Mon objectif en choisissant ces mélodies, explique-t-il en 1852, est de porter le coup de grâce à l’influence dégradante de ces comic Negro songs […] et de réorienter ces beaux airs vers des fins plus hautes et plus productives. » Simpson cherche donc à transformer ces chansons, qui sont des instruments de domination et de répression, en instruments de libération.
Le Canada est un thème central et récurrent dans les chansons de Simpson, et il est même au cœur de plusieurs d’entre elles. Par exemple, le narrateur de I’m on my way to Canada décrit son évasion d’une plantation tenue par un cruel propriétaire pour gagner le Canada lointain « where coloured men are free (où les hommes de couleur sont libres) » et où une souveraine bienveillante l’accueillera à bras ouverts. De même, les chansons intitulées The Final Adieu et The Son’s Reflections – adaptées des airs de Camptown Races et de Swanee River respectivement – racontent le désir des esclaves du sud des États-Unis de briser leurs chaînes et de se sauver en Amérique du Nord britannique. Ces chansons, interprétées en public, expriment et incarnent un message : le Canada est à la fois une destination réelle et imaginaire pour les chercheurs de liberté au milieu du xixe siècle. Ce sont des artefacts d’un mouvement de contestation et des hymnes à la liberté de l’être humain.
John Willis et Tim Foran
Musée canadien de l’histoire